Dans le brouhaha de nos souvenirs, il y a certains instants qui semblent se figer dans le temps, dont l’atmosphère nous imprègne encore des années plus tard, la lumière qui s’immisçait à travers les carreaux de la fenêtre, chaque mot prononcé, le parfum qui flottait dans la pièce … Sans trop comprendre pourquoi, il existe des moments insignifiants dont on se souvient parfaitement.
Un de ceux-là me ramène plus de quinze ans en arrière, dans une salle de classe de mon petit collège. La prof d’anglais nous présente le poème de Robert Frost, The Road Not Taken, et je suis bouleversée de saisir combien ce texte résonne en moi malgré mes treize petites années de vie.

Ces vers nous racontent le choix d’un homme. Deux sentiers s’ouvrent à lui dans la forêt. Il a beau se dire qu’il pourra toujours revenir en arrière pour explorer les deux routes, il sait. Il sait pertinemment qu’une fois engagé, il ne pourra pas rebrousser chemin pour voir ce que lui réservait la voie délaissée. Il sait aussi qu’un jour ou l’autre, peut-être, il regrettera.
La beauté de cette image –un homme, seul dans la forêt, face à ce choix qui parait anodin mais qui peut changer sa vie- m’avait frappée en plein cœur. La grâce du texte n’est rien comparée au sens profond qui m’a ébranlée et qui me touche encore beaucoup. La fillette d’alors comme la femme d’aujourd’hui sont perpétuellement face à ce sentier qui se sépare.
J’ai toujours détesté faire des choix. Choisir est pour moi synonyme de perte. Choisir quelque chose implique forcément de ne pas choisir autre chose, et ça, c’est compliqué pour moi. J’ai passé ma courte vie à me demander ce qu’aurait changé tel ou tel choix. Sans réel regret, juste une curiosité dévorante et une nostalgie incompréhensible de toutes ces expériences que je n’ai pas vécu. A tel point que dans mes dossiers d’écriture traîne un fichier nommé The Road Not Taken où j’avais commencé à imaginer la vie alternative que j’aurais eu en choisissant d’autre embranchements.

Cette mélancolie d’un passé virtuel m’étreint encore parfois, mais c’est surtout l’avenir et sa multitude de possibilités qui m’obsède. Je n’ai pas vraiment peur de me tromper, qu’un chemin soit plus lumineux qu’un autre, je suis convaincue que chaque sentier propose sa part d’ombre et ses lumières. Non, je suis embêtée car j’ai du mal à choisir. J’ai du mal à me projeter quelque part plutôt qu’ailleurs. D’où la multiplication des projets, je saute à cloche pieds d’un chemin à l’autre. J’ai été libraire, je suis bibliothécaire, j’ai ouvert ma maison d’édition, je tiens ce blog, j’ai lancé une chaîne Youtube. Je meurs d’envie de me reconvertir dans l’événementiel et de participer à la création de moments de bonheur pour d’autres, mais je me verrais aussi bien assistante vétérinaire, et pourquoi pas, le rêve sublime, auteure ? Je veux à la fois rester chez moi, construire mon cocon, et je brûle de parcourir le monde. Ce n’est pas que je ne sais pas ce que je veux, c’est que je veux tout.
Mais la vie m’impose des choix.
De cette impossibilité chronique, de ces choix obligatoires, découle un vertige tangible qui me suit depuis des années. Cette sensation désagréable de ne jamais être à ma place, qui me colle à la peau. A toujours guetter le sentier d’à-côté à travers les arbres, à toujours m’imaginer ailleurs, quelqu’un d’autre.
Ce malaise aussi, doublé d’un syndrome de l’imposteur, à l’idée d’aspirer être autre chose que simplement une case facile à ranger. Comme si vouloir être tout à la fois éditrice, wedding-planner et auteure était une incongruité, une absurdité. Comme si, à vouloir être tout, je finissais par être rien.
Je n’ai pas encore fini de me démêler de ce poème et de ce qu’il réveille en moi. Une chose est sûre, après avoir été forcée à emprunter certains chemins sans choix aucun, au prochain carrefour, je n’aurais pas peur de prendre le chemin le moins emprunté, à l’instar du personnage de Frost.

Le poème en question :
The Road not taken, Robert Frost
Two roads diverged in a yellow wood,
And sorry I could not travel both
And be one traveler, long I stood
And looked down one as far as I could
To where it bent in the undergrowth;
Then took the other, as just as fair,
And having perhaps the better claim,
Because it was grassy and wanted wear;
Though as for that the passing there
Had worn them really about the same,
And both that morning equally lay
In leaves no step had trodden black.
Oh, I kept the first for another day!
Yet knowing how way leads on to way,
I doubted if I should ever come back.
I shall be telling this with a sigh
Somewhere ages and ages hence:
Two roads diverged in a wood, and I—
I took the one less traveled by,
And that has made all the difference.