Pourquoi La Tempête des Echos est la meilleure fin possible à La Passe-Miroir ?

Je redoutais ce moment au moins autant que je l’attendais. La fin de La Passe-Miroir, le point final à cette saga magistrale qui s’érige comme une des meilleures série jeunesse de la décennie. Je n’étais pas la seule à craindre une fin décevante. Les Fiancés de l’Hiver, Les Disparus du Clairdelune et La Mémoire de Babel offraient une telle jubilation à la lecture, soulevaient tellement de questions, que clore ce cycle en satisfaisant tous les lecteurs relevait du miracle pour Christelle Dabos. A amour passionnel, déception proportionnelle.

Note : cet article est disponible à l’écoute si vous n’avez pas le temps de le lire, et vous trouverez toutes les sources bibliographiques en fin d’article ;). Vous pouvez retrouver mes précédents articles concernant cette saga ici et ici.

En voulant me préserver des spoilers j’ai raté le début de l’histoire mais j’ai lu sans grande surprise que face aux réactions trop virulentes d’une certaine partie de la fanbase, Christelle Dabos avait préféré se retirer des réseaux sociaux. A ce moment là j’en étais aux deux tiers de ma lecture et l’intrigue était si emmêlée que la fin facile et insatisfaisante me paraissait inévitable.

Quand j’ai refermé ce livre, j’ai pleuré. Des larmes douloureuses, non pas de déception, mais de rage. Une colère dévorante, pas contre l’auteure, pas contre cette fin, mais bien contre les lecteurs qui ont blessé Christelle Dabos par leur manque de retenue et par leur incompréhension de l’univers qu’elle a créé.

Pour avoir écumé les sites de notation à la Babelio, il semble que ce qui est le plus reproché (en dehors de la fin ouverte), c’est la complexité de l’intrigue. J’ai lu que, selon une partie du lectorat, l’intrigue était bien trop compliquée pour un livre estampillé jeunesse. Et je trouve cette réflexion révoltante. Je suis fondamentalement contre cette idée de rabotage par le bas qui consiste à ne présenter aux jeunes que des histoires qu’ils sont à même de comprendre facilement. Je pense qu’il est nécessaire de faire confiance en la capacité d’apprentissage et en l’intelligence de la génération suivant la nôtre. En leur proposant des romans qui les dépassent un peu, qui leur donnent ce frisson inhérent à la perspective d’apprendre et de découvrir quelque chose, on stimule leur imagination et leur envie de mieux comprendre les choses. Et ça me semble indispensable. C’est sûr, La Tempête des Echos sera moins accessible à un pré-ado qu’un Tara Duncan ou un Cinder, mais il le poussera à réfléchir, à relire, à faire des recherches et certainement que dans quelques années il démêlera des nœuds qui lui avaient parus obscurs lors de sa première lecture. Comme nous l’avons fait nous-même avec Harry Potter ou avec A la Croisée des Mondes. Il n’y a rien de mal là-dedans, au contraire selon moi.

L’auteure s’est lancée dans le questionnement ultime (qui sommes-nous ? qui est Dieu ?) et forcément c’est une question complexe par essence. Il n’empêche que les explications qu’elle donne dans les dernières pages sont claires et plus que satisfaisantes car elles sont à la fois simples et intelligentes.

Beaucoup souhaitaient une autre conclusion à l’histoire d’Ophélie. Pour moi il ne pouvait pas en avoir d’autre. Si La Tempête des Echos n’est pas mon tome favori pour une question d’affect, il n’en demeure pas moins la fin parfaite à cette saga.

Humblement, à travers ce dossier, je vais essayer de vous montrer pourquoi. Cette analyse n’engage que moi et mon interprétation du texte et vous ne serez peut-être pas d’accord avec ce que je raconte. Je vous invite à venir en discuter en commentaire. Oh et, attention, forcément je vais spoiler sévère donc si vous n’avez pas encore lu ce livre c’est tout de même mieux de le faire avant de me suivre dans les méandres des arches ;).

Pour faire simple, et parce que je considère qu’à partir de là, vous avez tous lu ce quatrième tome, l’intrigue reprend directement après les évènements de La Mémoire de Babel. Les effondrements de plus en plus fréquents engendrent un climat social très tendu et le côté cosmopolite de Babel en pâti puisque LUX commence à expulser tous les ressortissants qui ne sont pas natifs de cette arche. Quand Thorn est envoyé par les généalogistes à l’Observatoire des Déviations pour y continuer son enquête, Ophélie manque de se faire éjecter et décide de se faire interner. A la fois pour rester sur Babel, pour rester près de Thorn et être ses yeux au sein de l’Observatoire. Elle va donc être entrainée dans le protocole alternatif et tenter de percer les secrets de Eulalie Dilleux.

Qui est-je ?

D’emblée Ophélie est isolée, de Thorn, de ses amis, des autres patients. Elle passe une bonne partie du roman toute seule à essayer de démêler la véritable histoire de son monde. Cette solitude a engendré une certaine frustration chez les lecteurs mais elle est nécessaire. C’est la condition pour qu’Ophélie puisse faire face son reflet et répondre à la question qui pourfende le texte : « Qui est-je ? ».

C’est en se définissant elle-même, en trouvant son visage en opposition au Mille-Face, qu’elle va comprendre qui est Eulalie, qui est l’autre, que sont les échos. Pour cela elle va se mirer dans un nombre incalculable de miroirs (ceux de la miroiterie, ceux déformants de l’Observatoire, celui du confessionnal, celui de la chambre secrète d’Eulalie …). Je ne vous apprends rien en vous disant que le Miroir est un motif omniprésent de la saga, puisque l’héroïne est une passe-miroir. Miroir en latin, ça se dit speculum, et ça a donné spéculation. A l’origine, spéculer c’était observer le ciel et le mouvement des étoiles grâce à un miroir … Ce n’est peut-être pas un hasard qu’Artemis, l’esprit de famille d’où provient le don de passer les miroirs, soit obsédée par la voûte stellaire !

Le miroir, en tant que surface réfléchissante, est donc intimement lié à la connaissance. C’est, symboliquement, la révélation de la vérité, de la sincérité. D’ailleurs on remarque qu’Ophélie se sert des reflets pour percevoir la vérité dans ce qui l’entoure, notamment pour connaitre l’identité de ses interlocuteurs.

Quand il se fait magique, le miroir est aussi, dans une certaine mesure, un instrument de parole divine. Il est la manifestation reflétant l’intelligence créative. C’est une des plus anciennes formes de divination, on dit qu’elle venait de Perse. La légende raconte que Pythagore utilisait un miroir pour voir l’avenir comme le faisaient les sorcières de Thessalie. Or, c’est bien dans un reflet qu’Ophélie aperçoit les échos d’avance et donc l’avenir.

Ces « échos », ces « ombres », sont des merveilles de littérature dans ce sens où ils confrontent l’héroïne à la fois à elle-même et à l’autre. L’alter-ego parfait, qui ne peut exister sans elle et qui en même temps n’est pas tout à fait elle.

L’histoire entre Eulalie Dilleux et l’Autre, son écho, m’a immanquablement fait penser au conte « L’Ombre » de Andersen où l’ombre du personnage principal s’émancipe jusqu’à se faire passer pour lui et l’évincer. C’est exactement ce qui arrive à Eulalie. Depuis tout ce temps, l’Autre avait pris sa place et se faisait passer pour elle. Cette révélation finale va déjà démêler bon nombre de nœuds, mais pour y parvenir Ophélie doit suivre un chemin initiatique pour apprendre à se définir elle-même avant d’y dégager l’essence de l’altérité.

Si pendant son aventure Ophélie visite de nombreux lieux hauts en couleur, une caractéristique revient sans cesse : de la Citacielle à l’Observatoire, les lieux que traverse Ophélie sont labyrinthiques. A la lecture, la topographie de l’Observatoire est insaisissable tant l’endroit est gigantesque, sinueux, bardé d’escaliers, de cloisons, de quartiers, de tunnels et de passages secrets. Même quand l’héroïne a accès à une carte, elle se trouve à visiter des endroits qui n’y apparaissent pas, comme un pied de nez à celui qui voudrait s’y repérer. Au sein de cette cité à part entière, elle visite aussi bien une fête foraine désaffectée que ce qui ressemble à une ancienne cathédrale en passant par des laboratoires. Le labyrinthe n’est pas que géographique il est aussi intellectuel.

L’essence d’un labyrinthe est de « circonscrire dans le plus petit espace possible l’enchevêtrement le plus complexe de sentiers », si Ophélie ne se trouve pas dans un labyrinthe à proprement parler, la succession de couloirs et d’escaliers font penser à un dédale. L’accent est porté sur la perte de repères. La présence d’un labyrinthe indique souvent l’existence d’un objet précieux ou sacré en son centre, ici c’est la corne d’abondance et par là, la nature de la vérité.

Le motif du labyrinthe est un cheminement initiatique qui s’inscrit dans la quête du héros (ici de l’héroïne) mais c’est aussi un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur qui suggère une introspection. De fait, plus elle comprend qui est « je », plus Ophélie s’enfonce dans les profondeurs de l’Observatoire.

La Caverne

Dans La Mémoire de Babel elle trouvait ses révélations dans la chambre secrète d’Eulalie, hermétique, dissimulée au cœur du Mémorial. Dans la Tempête des Echos c’est jusqu’à la caverne sous les fondations de l’Observatoire qu’elle va débusquer la vérité.

Pour Ophélie comme pour Eulalie (rappelons qu’elle y a apprivoisé son écho) la grotte représente une plongée en soi essentielle à la compréhension du monde, un processus d’intériorisation qu’il est nécessaire d’assimiler puis de dépasser (c’est là où Eulalie va échouer). La caverne est souvent envisagée comme l’archétype de la matrice maternelle. C’est là qu’Eulalie va créer ses enfants, les esprits de famille. Entrer dans une caverne, c’est retourner dans le ventre de sa mère. Et ça fonctionne pour Ophélie : Eulalie n’est pas sa mère biologique, mais c’est elle qui a créé ce qu’elle est aujourd’hui. La caverne devient alors un lieu de naissance, de régénération et d’initiation.

Elle fait également office de seuil, c’est en son cœur que réside le passage vers l’Envers.

A la lecture, et d’autant plus pour un roman qui se plait à jouer sur les sonorités altérées des mots, la proximité entre Envers et Enfer m’a frappée. J’ai alors envisagé la trajectoire d’Ophélie comme une catabase, une descente aux enfers à vocation initiatique.

On trouve une certaine verticalité dans les bâtiments de Babel, que ce soit l’Observatoire ou le Mémorial avec ces escaliers et ces transcendiums. Plus Ophélie avance dans le protocole, plus elle descend. Et chaque étape de sa descente est gravée de mots plus chargés de sens les uns que les autres : EXPIATION, CRISTALLISATION …  Jusqu’à la révélation ultime qui se trouve dans les entrailles du bâtiment. D’ailleurs, la première fois qu’elle est appelée à trouver la corne d’abondance et que le wagon remonte vers la surface, elle est étonnée. Les réponses sont enfouies. Jusqu’à ce passage dans l’Envers, qui, comme les Enfers, est un lieu clos où la lumière n’a pas lieu d’être. Dans le roman toutes les couleurs sont biaisées dans cet endroit contraire parfait du monde réel. L’Enfer comme l’envers se prêtent à l’introspection nécessaire à toute évolution. Laurent Déom, dans son article « Le roman initiatique, élément d’analyse sémiologique et symbolique » parle de regressus ad uterum, un retour à la matrice lié à une mort initiatique qui implique une renaissance sous forme d’initié et s’inscrit dans le voyage du héros.

Comme Orphée, le personnage d’Ophélie (on ne reviendra pas sur les sonorités similaires des deux prénoms) brise le voile et se rend là d’où on ne revient pas pour chercher son amour perdu. C’est pour suivre Thorn qu’elle se jette dans la corne d’abondance. Et pourtant, la où Orphée tente en vain de remonter Eurydice, l’épreuve d’Ophélie consiste en un choix. Elle l’a déjà fait une première fois lors de sa descente avortée quand l’observatrice lui confie que si elle décide de descendre pour connaitre la vérité, elle ne remontera plus jamais et donc sera séparée de Thorn, elle le fait de nouveau. Elle choisit délibérément de remonter, sans Thorn. Elle meurt symboliquement à travers lui pour renaître initiée aux secrets du monde.

Et c’est là le brio de l’auteure, et c’est là que réside ma colère envers certains lecteurs. Oui c’est triste, oui on aurait aimé plus de Ophélie+Thorn. Mais nous ne sommes pas dans une fanfiction, encore moins dans une romance. Il faut l’accepter, La Passe-Miroir n’est pas une romance. L’histoire entre les deux héros n’est qu’un bonus, une petite joie collatérale. La quête identitaire d’Ophélie ne passe pas par sa relation avec Thorn.

D’ailleurs il le prophétise lui-même quand il avoue avoir plus besoin d’elle qu’elle n’a besoin de lui. Sa quête à lui est un cheminement d’acceptation des autres, d’acceptation par les autres. Elle passe donc nécessairement par sa relation et son sacrifice final (il tire l’autre dans l’Envers et lâche les mains d’Ophélie pour ne pas l’entrainer avec lui) signe l’aboutissement de son voyage. Celui d’Ophélie est intimement liée à elle et la connaissance de son vrai moi.

Finalement, si son histoire avec Thorn est infiniment touchante, c’est sa relation avec son reflet, son écho qui va s’avérer primordiale.

La parole fécondante

Un écho, au sein de l’univers créé par Dabos, qu’est-ce que c’est ? L’auteure l’explique très clairement, c’est une empreinte que laisse une personne, un objet, un événement dans l’Envers. Comme une variante d’un reflet ou d’une ombre. Mais ce n’est pas anodin qu’elle ait choisi de nommer ça un « écho ».

Dans la mythologie grecque, Echo est une nymphe. Volubile, elle distrait Héra pendant que Zeus batifole avec ses conquêtes. Quand la déesse prend conscience du stratagème, folle de rage, elle punit Echo qui ne pourra plus adresser la parole à quelqu’un qu’en répétant les derniers mots de son interlocuteur. Repoussée par Narcisse dont elle est amoureuse, la jeune-fille se laisse dépérir au point de n’avoir plus de corps charnel, de n’être qu’une voix. C’est ainsi que la légende explique le phénomène de répercussion des voix et des sons.

On remarque alors que déjà dans la mythologie extérieure à l’œuvre de Dabos, les échos sont intrinsèquement liés à la parole. Dans le monde d’Ophélie ils s’incarnent d’abord dans les transmissions radiophoniques, à travers des mots ou des portions de phrases répétées. La première confrontation d’Ophélie à son propre écho se fait par le biais de ce perroquet mécanique qui répète inlassablement sa question « Qui est je ? ». Les personnages qui côtoient de près les échos voient leur parole déviée par des lapsus intempestifs et la première fois que l’écho d’Eulalie gagne en autonomie, c’est en répétant ce qu’elle vient de prononcer mais en opérant un léger changement. Or le monde des échos, l’Envers, est lui-même dénué de parole. Les protagonistes qui s’y retrouvent sont incapables de prononcer des mots. C’est la prise de conscience du langage, l’action de parler, qui sépare l’ombre de son créateur. On pense également à Seconde, incapable de faire comprendre son charabia pourtant déterminant pour la suite.

La parole, les mots, la faculté de parler est une thématique intrinsèque aux romans de la saga. Or, dans une histoire où l’héroïne cherche à comprendre la vérité sur l’origine du monde et de l’humanité, ce n’est pas un motif anodin.

« Au commencement était le Verbe » nous dit St Jean dans son évangile. Dans la cosmogonie chrétienne, le mot a précédé la création. La parole se fait fécondante, le verbe est porteur des germes de la création et placé à l’aube de celle-ci comme la première manifestation divine avant que rien n’ait encore pris forme.

Le passage du mot à la réalité, c’est le langage. C’est le moyen de communication avec les autres, mais aussi avec le divin au travers de la prière. Lien privilégié avec l’altérité, la langue est l’âme d’une culture. Une atteinte portée à la langue affecte en profondeur le lien social et contribue à le briser.

La majeure partie de l’intrigue des deux derniers tomes se passe sur une arche nommée Babel. Evidemment, on ne peut s’empêcher de penser à l’épisode biblique de la tour de Babel où les hommes présomptueux s’élèvent démesurément, se veulent l’égal de Dieu et reçoivent en châtiment l’impossibilité de communiquer. Le dénouement de La Passe-Miroir est clairement une réinterprétation de ce mythe. En essayant de reproduire le prodige réalisé par Eulalie Dilleux, qui est assimilée à Dieu dans l’œuvre, les lords de Lux et les gens de l’Observatoire (que l’on figure comme une tour) tente de s’arroger un pouvoir de création divin. Et ils échouent. Plus ils s’approchent du but, plus les échos de langage se multiplient. Plus la guerre civile menace Babel. La confusion babélique génère l’incompréhension et inévitablement la dispersion.

D’ailleurs l’étymologie même de Babel est liée à la confusion, sa racine Bll signifie confondre. Comme tous les personnages confondent l’Autre et Eulalie. L’Autre et Eulalie qui ont cherché à communiquer contre toutes les lois physiques établies et qui finalement ne se sont jamais vraiment compris.  Leur relation et la perception qu’en a le monde sont intimement liées au mythe de Babel.

Eulalie est peut-être le personnage le plus intéressant créé par Christelle Dabos. Elle est avant toute chose un écrivain, qui écrit des livres destinés aux enfants. Elle se servira de cette accointance avec l’écriture pour rédiger les Livres des Esprits de Famille et donc leur vie, leur caractère, leur trajectoire. Car les échos incarnés (les Esprits de Famille, les robots de Lazarus, Ambroise, même les objets inutilisables de l’Observatoire) sont en réalité des golems : ils ne doivent leur existence tangible que grâce à une action humaine, un code, des mots alignés qui leur donne une vie artificielle. Reflet déformé de la pure création divine.

On ne peut s’empêcher de penser à Thot, le dieu scribe des Egyptiens antiques, qui tirait les caractères de l’écriture du portrait des dieux. Ici Eulalie fait l’inverse, elle créé les dieux à partir des mots écrits. L’écriture chinoise est, quant à elle, essentiellement symbolique. Dans tous les éléments des idéogrammes éclate l’efficience propre au symbole. Par ce moyen l’expression figure la pensée et cette figuration concrète impose le sentiment qu’exprimer n’est pas évoquer mais réaliser. On n’ira pas jusqu’à signaler que l’Observatoire des déviations a des caractéristiques purement asiatiques dans son architecture, pour un lieu qui abrite le phénomène d’incarnation des échos à travers les mots …

Mais l’écriture est également envisagée comme un substitut dégradé à la parole. Elle est le symbole de la parole absente. Le fondateur de la linguistique moderne, Saussure, écrira « langage et écriture sont deux systèmes de signes distincts : l’unique raison d’être du second est de représenter le premier ». Eulalie se tue à écrire, néanmoins c’est bien la réappropriation de la parole qui lui permet de communiquer avec Ophélie enfant et de sortir de l’Envers.

Pour revenir aux échos, ils ne se limitent pas aux mots répétés. On assiste à travers les quatre livres à une multiplication des objets, des motifs, des situations qui se répercutent, étrangement similaires mais légèrement différents. Ce flot d’échos créé une toile dense d’éléments récurrents sur lesquels Dabos s’appuie pour fonder son univers. Elle use d’un système de narration à plusieurs niveaux, cyclique qui fait tourner ses personnages en rond, comme Ophélie dans cette boucle architecturale du second protocole, tel un labyrinthe unicursal composé d’une série de cercles imbriqués. Le livre lui-même devient ce type de dédale grâce aux mises en abymes, aux va et viens entre les vies entremêlées de Ophélie et d’Eulalie où les histoires imbriquées les unes dans les autres se répercutent sur plusieurs niveaux. Le processus de mise en abyme est à envisager comme une modalité de révélation, un chemin vers le cœur du texte. L’Ouvrage prend l’allure d’un Ouroboros, cette image de serpent qui se mord la queue ou d’un escalier de Penrose, cette construction architecturale impossible qui présente un escalier en forme de boucle dont on ne peut sortir.

Comme Ophélie ne peut s’échapper du destin créé pour elle par Christelle Dabos. A plusieurs reprises elle avoue essayer de déjouer ce qui l’attend, prendre des chemins inattendus et pourtant à la fin elle s’applique à expliquer pourquoi tous les événements se sont déroulés exactement comme ils devaient se dérouler. Comme si elle ne pouvait échapper à sa condition de personnage dirigé par un écrivain démiurge.

Par ci par là, l’auteure sème des indices à travers un métalangage autour de l’objet livre et du roman. Les titres de parties Recto et Verso, les Parenthèses, les Coulisses. Ophélie qui s’interroge sur son histoire … Cet écho qui se balade en coulisse et observe l’histoire avec le recul d’un lecteur. Ecrire c’est être Dieu de l’univers que l’on créé (d’ailleurs l’amputation d’Ophélie à la fin de l’histoire l’empêche d’être tentée de tenter un jour de devenir elle aussi Dieu/Dilleux en écrivant) et je pense qu’il convient de rendre à Dabos la place qui lui revient. Les limites de l’univers de la Passe-Miroir ne sont autres que les pages du livre.

Mais ce puits n’est pas plus vrai qu’un lapin d’Odin

L’urgence qui taraude tout le livre, cette sensation de fin imminente, fin du monde qui s’effrite, fin de l’histoire, ramène plusieurs fois Ophélie à cette peur de l’apocalypse. Mais n’oublions pas que l’apocalypse, c’est avant tout la révélation d’une vérité fondamentale.

Et c’est la compréhension puis la transmission de la vérité, au sujet de son identité et de la nature de l’Histoire, qui permettent à Ophélie de réussir sa quête.

Je pourrais continuer en évoquant le traitement incroyable de la lumière qui se repend dans le roman, le traitement du désir de maternité de Ophélie/Eulalie et comment il est lié à leurs aspirations divines, l’atmosphère surréaliste de cet asile encombré d’objets déviants, le motif de la dévoration omniprésent, le brio avec lequel l’auteure nous fait revoir une dernière fois tous les personnages que nous avons aimé sans que cela paraisse artificiel, l’intérêt suscité par Janus et Arc-En-Terre, le génie de cette idée d’inversions et de contreparties, la place du néant dans l’intrigue… Mais cet article serait beaucoup BEAUCOUP trop long.

Alors je vais m’arrêter là. En espérant vous avoir fait apercevoir la richesse folle de l’univers créé par Dabos. En vous disant que cette fin, c’est la meilleure fin possible parce que ce n’est pas une fin de complaisance, que l’auteure n’a pas eu peur de bousculer ses lecteurs et de ne pas leur livrer exactement ce qu’ils voulaient. Et en remerciant profondément Christelle pour cette histoire, ces personnages, qui continueront de m’accompagner toute ma vie.

Sources bibliographiques :

La Tempête des Echos, Christelle Dabos

La poétique de l’Espace, Gaston Bachelard

Le Héros aux mille et uns visages, Joseph Campbell

Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier et Gheerbrant Alain

Dictionnaire en ligne du Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales.

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