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Ils l’acclamaient. La foule qui s’était massée sur la petite place pavée applaudissait avec vigueur, souriait avec béatitude et semblait sur le point d’exploser en hourras tonitruants d’une seconde à l’autre. Tous attendaient que le duc Goery en ait terminé avec son homélie si solennelle pour se laisser aller à la liesse qui bouillonnait en chacun d’eux. Car aujourd’hui le prince Aleric, qu’ils aimaient appeler Le Flamboyant, partait en quête.
L’allégresse courait entre les badauds et nappait de regards brillants le parvis de l’imposant château de Combrailles. Le jour était indéniablement à la fête. La compagnie Rrgavim, célèbre dans tout le duché et au-delà des frontières, faisait bruire cordes et peaux tendues. La musique couvrait presque la magistrale allocution du duc, pour le plus grand plaisir du peuple qui n’avait que peu l’occasion de se repaitre de mélodies aussi raffinées.
Certains se tenaient sur la pointe des pieds, d’autres portaient leurs enfants sur les épaules afin qu’ils aient la chance d’apercevoir les membres de la cour.
Mais l’euphorie générale peinait à emporter Ariane. À l’abri des œillades en haut de sa tour de fortune, un archaïque pilier à demi-démoli, unique vestige de l’auguste architecture imaginée par les fées, elle observait la scène. Son promontoire lui offrait un angle privilégié. Elle pouvait notamment détailler l’air fortement embarrassé que tentait de dissimuler le prince.
Le jeune homme se tenait dos au rassemblement, face à son père qui n’était pas encore venu à bout de son discours. Épée sur le cœur, engoncé dans sa reluisante armure, Aleric ne semblait pas touché par l’exaltation ambiante. Une énorme goutte de sueur scintillait sur sa tempe et souillait une mèche de ses cheveux fauves. Plus gêné que preux, celui qui prétendait au titre de chevalier ne cessait de se tourner vers son écuyer, un pas en retrait, nettement plus à l’aise que lui.
— … Et c’est avec une immense fierté que je te somme de revenir à Combrailles victorieux. Sans la princesse Thalissandra à ton bras, tu auras failli et ta place à la cour sera perdue.
Le duc Goery, aussi impressionnant que son palais dans sa tenue d’apparat pourpre, jeta un bref regard aux représentants de l’ordre d’Arenwald, à qui revenait le monopole des quêtes et la formation des futurs chevaliers. Un discret signe de tête lui confirma qu’il avait énoncé tout ce qui était de rigueur en pareille occasion.
— Mon fils, il est temps ! Va ! annonça-t-il d’une voix tonitruante.
Personne ne l’entendit murmurer dans la foulée : « Et que les fées soient avec toi », mais Ariane, accrochée à sa colonne brisée, pu le lire sur ses lèvres.
Ce n’était qu’une formulation superstitieuse. Plus aucune fée n’avait foulé ces terres depuis un siècle. Jour pour jour.
Les derniers mots du duc enfin prononcés, le débordement de joie hurlante ne se fit pas attendre. Aux sons mêlés des vivats et des chants martiaux qui accompagnaient désormais les instruments, Aleric fit ses adieux. En premier lieu à sa mère, Dame Hermance, surnommée l’Ogresse à cause de sa taille imposante. Puis à son père, devant lequel il s’inclina. Il s’attarda quelques minutes encore auprès de ses professeurs. Ils portaient avec une certaine arrogance les couleurs d’Arenwald.
Ariane eut beau se tordre le cou, elle ne parvint à déchiffrer aucun mot de cet échange.
Comme la tradition l’exigeait, le prince dut ensuite fendre la foule qui flattait les flancs de son destrier, suivi de son écuyer qui récoltait moins de cajoleries que le royal cheval.
La jeune fille épia encore quelques instants la lente progression de ce prince qui lui tenait lieu de frère, puis sauta discrètement à terre et détala dans un nuage de poussière.
Elle n’avait pas besoin de se presser, Aleric allait certainement mettre de longues minutes à quitter l’enceinte du château. Mais elle ne s’attarda pas pour autant. Sûre de son itinéraire, elle arpenta sans hésitation les ruelles étroites qui entouraient le bâtiment et servaient aux déplacements des soldats. Pas l’ombre d’un garde dans ce dédale de venelles, tout le monde assistait au départ du prince. Sa jupe en lin grossièrement taillée lui irritait les cuisses tandis qu’elle accélérait encore le pas. Un sourire se dessina sur ses lèvres rosées. Ses robes en soie ne lui écorchaient pas la peau mais sortir incognito valait bien cet inconfort ! Sa noblesse dissimulée derrière un habit de lingère savamment composé, elle pouvait aller et venir sans attirer les regards ni les attentions à outrance. Mais là où elle se rendait, passer pour une blanchisseuse ne suffirait pas.
Elle s’assura que personne ne la suivait avant de bifurquer vers un minuscule atrium dont on avait toujours douté de l’utilité tant son exiguïté le rendait inhospitalier. Ariane se dirigea vers le mur du fond, percé par deux arches que personne n’empruntait jamais. Elle ne comptait plus les pierres depuis longtemps. Sa pratique du déguisement était devenue si coutumière qu’elle savait reconnaître à l’œil le bloc non scellé derrière lequel elle cachait son coffre aux merveilles.
Sans perdre une seconde, elle délogea le lourd pavé en étouffant un grognement et ouvrit la malle qui se trouvait derrière. Elle fourragea à l’intérieur, écarta les costumes divers et variés qu’elle accumulait depuis des années et enfin ses doigts rencontrèrent les poils drus d’une fausse moustache. Un frémissement induit par l’excitation parcourut son bras et elle s’entendit murmurer « Parfait … ».
Avec des gestes rendus sûrs et rapides par l’habitude, elle se débarrassa des vêtements qu’elle portait pour enfiler des frusques chapardées au personnel du palais et détériorées par ses soins. Elle avait noirci les braies avec du charbon et taché volontairement la chemise avec de la boue : ainsi fagotée, la petite princesse laisserait place à Rudolf le paysan. Le pantalon était un peu court pour ses longues jambes héritées de la duchesse, mais cela ajoutait une touche de vrai à son déguisement, comme si Rudolf avait grandi trop vite.
En temps normal, elle avait du mal à sortir par les grandes portes sans devoir justifier la présence d’un roturier dans l’enceinte du château et devait se faufiler par des chemins dérobés. Mais aujourd’hui, avec tout ce monde venu acclamer Aleric, personne ne prêterait attention à un campagnard parmi tant d’autres.
Elle changea de costume et d’identité en quelques secondes à peine. Elle allait refermer le coffre quand elle se souvint des quelques fleurs qu’elle avait encore dans les cheveux. D’un geste délicat, elle défit les petits nœuds qui maintenaient les pâquerettes dans le flot doré de sa chevelure. Elle attrapa sa fausse moustache et en badigeonna un côté avec de la résine qu’elle conservait dans un petit pot. Elle tourna les talons en maintenant le postiche au-dessus de ses lèvres quand elle percuta un corps de plein fouet. Son cœur fut sur le point de défaillir, c’était la première fois qu’elle croisait âme qui vive par ici. Rapidement, elle endossa son rôle de fermier et grossit sa voix :
— Ahem ‘scusez-moi ma bonne dam’, j’me …
— Inutile de me faire votre numéro de théâtre jeune fille, vous croyez que je ne reconnais pas votre regard de petite bonimenteuse et vos cernes qui ne cessent de bleuir ? Quand avez-vous dormi pour la dernière fois ?
— Oh Flora …
Ariane se prit soudain d’intérêt pour ses pieds. Flora, une des domestiques qui était attachée aux cuisines du palais, n’aurait jamais osé lui parler sur ce ton en public. La complicité qui liait la princesse et la jeune femme ne pouvait se dévoiler que dans des lieux vides de regards fâcheux, comme celui-ci.
Un baquet débordant d’épluchures de légumes sous le bras, Flora et sa bouche pulpeuse se mirent à houspiller Ariane :
— La cour est toute bouchée avec ce monde, j’ai dû emprunter un chemin détourné pour aller jeter les déchets des cuisines mais, Ariane, tout de même ! Vous auriez pu assister à la cérémonie, vous ne reverrez plus monsieur Aleric avant des mois ! Vos parents sont très remontés à votre égard …
— Pfff, pouffa l’intéressée, comme une enfant. J’étais présente, mais pas au centre de l’attention, tu sais bien que je déteste ça.
— Mh. Et je peux savoir pourquoi vous êtes déguisée en cul-terreux ?
— Je vais aller dire au revoir à mon frère pardi !
Ariane ne put réprimer un immense sourire qui faillit bien décrocher sa moustache.
— Mademoiselle, vous savez ce que je pense de vos escapades …
Flora désapprouvait pour la convenance mais sa moue rieuse disait tout le contraire. Elle fermait les yeux et, quelque part, Ariane se sentait rassurée que la domestique couvre ses sorties. Elle savait que si d’aventure, un jour, elle ne rentrait pas, Flora préviendrait la garde ou ses parents. Il ne pouvait rien lui arriver.
— Promis, je serai rentrée pour le souper, je n’irai pas plus loin que les premiers champs de navets.
Après un clin d’œil, Ariane s’apprêtait à repartir quand une odeur inhabituelle vint chatouiller ses narines et s’enrouler autour de ses cheveux.
— Pourquoi ça sent … le feu ?
— L’intendant Childebert, il a décidé de faire brûler tous les rouets du duché pour célébrer l’anniversaire de la malédiction. Lui et ses lubies …
Un haussement d’épaules plus tard, Ariane était en chemin pour passer les grandes portes.
*
Après les acclamations de la cour et la traversée de la petite ville qui entourait le château de Combrailles, Aleric, et son écuyer Oswald, durent longer les champs en périphérie de la bourgade. La paysannerie applaudissait le prince avec un peu moins d’énergie que les gens de la ville. Les enjeux qui se nouaient derrière ce voyage ne les transcendaient pas. Que Combrailles demeure la capitale d’un duché ou que le fils du duc devienne roi ne changerait pas leur quotidien. Ils appréciaient néanmoins cette parade qui leur donnait l’occasion de faire une pause dans leur labeur.
Parmi eux s’était glissé un garçon maigrelet aux longs cheveux blonds et à la moustache un peu trop fournie.
Certains spectateurs suivaient le cortège chevaleresque à distance respectable et Ariane décida de se joindre à eux. Elle se plaisait à quitter la citadelle pour quelques excursions clandestines, mais ce qu’elle aimait plus encore, c’était endosser un autre costume que le sien. Sa vie au cœur de la haute noblesse ne lui déplaisait pas, mais depuis le départ d’Aleric à Arenwald pour effectuer ses classes de chevalier, elle était devenue le centre de toutes les attentions. La petite dernière de la fratrie, celle qui n’accèderait jamais au trône de Combrailles, avait grandi en toute liberté.
On l’avait laissée devenir amie avec les domestiques, on avait fermé les yeux sur son amour pour les livres désuets et on avait respecté son goût pour la solitude. Jusqu’au jour où Aleric avait été envoyé à Arenwald et où Ariane s’était retrouvée propulsée au rang délicat de seule-héritière-présente-à-la-cour. Noyée sous le flot de leçons protocolaires dont elle était jusqu’alors épargnée, tenue d’être toujours présentable et sans cesse à la convergence des regards, Ariane avait développé de vifs talents pour passer inaperçue et devenir quelqu’un d’autre.
Un vieux conte au sujet de changeformes habitait son esprit rêveur et inspirait ses envies de déguisement.
Elle leva les yeux vers le dos de son frère, courbé sous le poids de sa lourde armure. Elle avait songé à le suivre jusqu’à ce que les derniers badauds soient retournés aux champs afin de lui faire ses adieux en comité restreint, mais à quoi bon ?
Sa motivation s’en allait au fil de la piste qu’elle suivait. Depuis que son frère était revenu d’Arenwald, quelques semaines plus tôt, elle était étreinte par la sensation blessante de ne plus le connaître. Un adolescent rieur, insouciant et prompt à la suivre dans toutes ses fantaisies avait quitté le palais, mais c’était un jeune homme froid, cérémonieux et morne qui était revenu à Combrailles. Elle n’avait pas retrouvé la connivence de leur enfance dans ses yeux.
Il ne restait qu’une poignée de gamins crottés et elle pour suivre le prince et son écuyer. Voilà quelques centaines de mètres déjà qu’ils avaient dépassé les champs de navets, et Aleric ne s’était pas retourné. La jeune fille grimée ralentit son pas jusqu’à s’arrêter sur le chemin terreux. Oui… à quoi bon ? Le nouveau Aleric était bien capable de la ramener à la citadelle pour dénoncer sa petite échappée à leurs parents. Les yeux voilés de larmes mordantes, elle parvint à se convaincre que cela était dû à la fumée épaisse qui dévorait le ciel. Quelle idée d’enflammer tous ces rouets !
Elle considéra encore quelques instants Aleric qui s’éloignait en dodelinant de la tête et tourna les talons. C’est à ce moment-là qu’elle décela un remous déconcertant dans les hautes herbes sur le bas-côté. Le mouvement était assez marqué pour qu’elle ait envie d’y jeter un œil : cela devait certainement être un rat ! Elle était atteinte d’une curiosité toute particulière pour ces rongeurs qui étaient chassés dans le château et qu’elle avait plus eu l’occasion de voir morts que vivants. Sans un bruit, elle s’approcha du bosquet, écarta la végétation avec douceur et tomba à la renverse en étouffant un cri. L’animal qui se trouvait là n’avait rien d’un rat. Il n’avait d’ailleurs rien d’une créature commune. Aussi surprise qu’elle, la boule de poils la dévisageait de ses grands iris violets.
— Rrrraow ?
— Par toutes les fées…
Une fourrure soyeuse et si blanche qu’elle en était irisée, de grandes oreilles en pointe rabattues sur son échine longiligne, un plumet au bout de la queue … Il y avait peu de doute possible. Elle tendit une main tremblante vers la bête qui l’inspecta avec circonspection avant de la lécher de sa langue rose et douce. Son duvet scintillait sous l’éclat du soleil qui perçait encore. Quelle beauté ! Ariane n’avait croisé pareille merveille qu’au détour d’une page, dans un livre vieux de cent ans. Si elle ne se trompait pas, il s’agissait d’un Milrir, petit animal légendaire, réputé ami des fées. Ils avaient disparu en même temps qu’elles, morts ou exilés à leurs côtés dans des contrées si lointaines que l’imagination des hommes ne pouvait les concevoir.
Elle aurait tellement aimé aller chercher le livre en question pour comparer les descriptions avec la réalité qui se trouvait devant elle, pour s’assurer qu’elle ne perdait pas l’esprit. Elle ne lâcha l’animal des yeux que quelques secondes pour évaluer la distance qui la séparait du palais. Impossible. Même en courant, elle mettrait de longues minutes à atteindre l’enceinte du château, ensuite il faudrait qu’elle se change, qu’elle atteigne ses appartements en évitant parents et gardes… Le Milrir aurait le temps de déguerpir une centaine de fois et elle n’osait pas imaginer le destin qui l’attendait s’il tombait entre de mauvaises mains. Nombre de nobles auraient payé cher pour une étole si particulière.
— Eh, non, reviens !
Déconcentrée par ses réflexions, elle avait laissé filer la petite bête étincelante qui cavalait dans les traces laissées par le cheval d’Aleric. Ariane hésita quelques secondes. Si elle le suivait, elle ne serait jamais rentrée pour le souper. Mais elle ne verrait certainement plus de Milrir de toute sa vie. Elle adressa une excuse intérieure à Flora et se mit à courir pour le rattraper sous un ciel désormais noir de fumée.
Envie de connaître la suite ?
Chapitre 1
Le Milrir
Ils l’acclamaient. La foule qui s’était massée sur la petite place pavée applaudissait avec vigueur, souriait avec béatitude et semblait sur le point d’exploser en hourras tonitruants d’une seconde à l’autre. Tous attendaient que le duc Goery en ait terminé avec son homélie si solennelle pour se laisser aller à la liesse qui bouillonnait en chacun d’eux. Car aujourd’hui le prince Aleric, qu’ils aimaient appeler Le Flamboyant, partait en quête.
L’allégresse courait entre les badauds et nappait de regards brillants le parvis de l’imposant château de Combrailles. Le jour était indéniablement à la fête. La compagnie Rrgavim, célèbre dans tout le duché et au-delà des frontières, faisait bruire cordes et peaux tendues. La musique couvrait presque la magistrale allocution du duc, pour le plus grand plaisir du peuple qui n’avait que peu l’occasion de se repaitre de mélodies aussi raffinées.
Certains se tenaient sur la pointe des pieds, d’autres portaient leurs enfants sur les épaules afin qu’ils aient la chance d’apercevoir les membres de la cour.
Mais l’euphorie générale peinait à emporter Ariane. À l'abri des œillades en haut de sa tour de fortune, un archaïque pilier à demi-démoli, unique vestige de l’auguste architecture imaginée par les fées, elle observait la scène. Son promontoire lui offrait un angle privilégié. Elle pouvait notamment détailler l’air fortement embarrassé que tentait de dissimuler le prince.
Le jeune homme se tenait dos au rassemblement, face à son père qui n’était pas encore venu à bout de son discours. Épée sur le cœur, engoncé dans sa reluisante armure, Aleric ne semblait pas touché par l’exaltation ambiante. Une énorme goutte de sueur scintillait sur sa tempe et souillait une mèche de ses cheveux fauves. Plus gêné que preux, celui qui prétendait au titre de chevalier ne cessait de se tourner vers son écuyer, un pas en retrait, nettement plus à l’aise que lui.
– … Et c’est avec une immense fierté que je te somme de revenir à Combrailles victorieux. Sans la princesse Thalissandra à ton bras, tu auras failli et ta place à la cour sera perdue.
Le duc Goery, aussi impressionnant que son palais dans sa tenue d’apparat pourpre, jeta un bref regard aux représentants de l’ordre d’Arenwald, à qui revenait le monopole des quêtes et la formation des futurs chevaliers. Un discret signe de tête lui confirma qu’il avait énoncé tout ce qui était de rigueur en pareille occasion.
– Mon fils, il est temps ! Va ! annonça-t-il d’une voix tonitruante.
Personne ne l’entendit murmurer dans la foulée : « Et que les fées soient avec toi », mais Ariane, accrochée à sa colonne brisée, pu le lire sur ses lèvres.
Ce n’était qu’une formulation superstitieuse. Plus aucune fée n’avait foulé ces terres depuis un siècle. Jour pour jour.
Les derniers mots du duc enfin prononcés, le débordement de joie hurlante ne se fit pas attendre. Aux sons mêlés des vivats et des chants martiaux qui accompagnaient désormais les instruments, Aleric fit ses adieux. En premier lieu à sa mère, Dame Hermance, surnommée l’Ogresse à cause de sa taille imposante. Puis à son père, devant lequel il s’inclina. Il s’attarda quelques minutes encore auprès de ses professeurs. Ils portaient avec une certaine arrogance les couleurs d’Arenwald.
Ariane eut beau se tordre le cou, elle ne parvint à déchiffrer aucun mot de cet échange.
Comme la tradition l’exigeait, le prince dut ensuite fendre la foule qui flattait les flancs de son destrier, suivi de son écuyer qui récoltait moins de cajoleries que le royal cheval.
La jeune fille épia encore quelques instants la lente progression de ce prince qui lui tenait lieu de frère, puis sauta discrètement à terre et détala dans un nuage de poussière.
Elle n’avait pas besoin de se presser, Aleric allait certainement mettre de longues minutes à quitter l’enceinte du château. Mais elle ne s’attarda pas pour autant. Sûre de son itinéraire, elle arpenta sans hésitation les ruelles étroites qui entouraient le bâtiment et servaient aux déplacements des soldats. Pas l’ombre d’un garde dans ce dédale de venelles, tout le monde assistait au départ du prince. Sa jupe en lin grossièrement taillée lui irritait les cuisses tandis qu’elle accélérait encore le pas. Un sourire se dessina sur ses lèvres rosées. Ses robes en soie ne lui écorchaient pas la peau mais sortir incognito valait bien cet inconfort ! Sa noblesse dissimulée derrière un habit de lingère savamment composé, elle pouvait aller et venir sans attirer les regards ni les attentions à outrance. Mais là où elle se rendait, passer pour une blanchisseuse ne suffirait pas.
Elle s’assura que personne ne la suivait avant de bifurquer vers un minuscule atrium dont on avait toujours douté de l’utilité tant son exiguïté le rendait inhospitalier. Ariane se dirigea vers le mur du fond, percé par deux arches que personne n’empruntait jamais. Elle ne comptait plus les pierres depuis longtemps. Sa pratique du déguisement était devenue si coutumière qu’elle savait reconnaître à l’œil le bloc non scellé derrière lequel elle cachait son coffre aux merveilles.
Sans perdre une seconde, elle délogea le lourd pavé en étouffant un grognement et ouvrit la malle qui se trouvait derrière. Elle fourragea à l’intérieur, écarta les costumes
divers et variés qu’elle accumulait depuis des années et enfin ses doigts rencontrèrent les poils drus d’une fausse moustache. Un frémissement induit par l’excitation parcourut son bras et elle s’entendit murmurer « Parfait ... ».
Avec des gestes rendus sûrs et rapides par l’habitude, elle se débarrassa des vêtements qu’elle portait pour enfiler des frusques chapardées au personnel du palais et détériorées par ses soins. Elle avait noirci les braies avec du charbon et taché volontairement la chemise avec de la boue : ainsi fagotée, la petite princesse laisserait place à Rudolf le paysan. Le pantalon était un peu court pour ses longues jambes héritées de la duchesse, mais cela ajoutait une touche de vrai à son déguisement, comme si Rudolf avait grandi trop vite.
En temps normal, elle avait du mal à sortir par les grandes portes sans devoir justifier la présence d’un roturier dans l’enceinte du château et devait se faufiler par des chemins dérobés. Mais aujourd’hui, avec tout ce monde venu acclamer Aleric, personne ne prêterait attention à un campagnard parmi tant d’autres.
Elle changea de costume et d’identité en quelques secondes à peine. Elle allait refermer le coffre quand elle se souvint des quelques fleurs qu’elle avait encore dans les cheveux. D’un geste délicat, elle défit les petits nœuds qui maintenaient les pâquerettes dans le flot doré de sa chevelure. Elle attrapa sa fausse moustache et en badigeonna un côté avec de la résine qu’elle conservait dans un petit pot.
Elle tourna les talons en maintenant le postiche au-dessus de ses lèvres quand elle percuta un corps de plein fouet. Son cœur fut sur le point de défaillir, c’était la première fois qu’elle croisait âme qui vive par ici. Rapidement, elle endossa son rôle de fermier et grossit sa voix :
– Ahem ‘scusez-moi ma bonne dam’, j’me …
– Inutile de me faire votre numéro de théâtre jeune fille, vous croyez que je ne reconnais pas votre regard de petite bonimenteuse et vos cernes qui ne cessent de bleuir ? Quand avez-vous dormi pour la dernière fois ?
– Oh Flora …
Ariane se prit soudain d’intérêt pour ses pieds. Flora, une des domestiques qui était attachée aux cuisines du palais, n’aurait jamais osé lui parler sur ce ton en public. La complicité qui liait la princesse et la jeune femme ne pouvait se dévoiler que dans des lieux vides de regards fâcheux, comme celui-ci.
Un baquet débordant d’épluchures de légumes sous le bras, Flora et sa bouche pulpeuse se mirent à houspiller Ariane :
– La cour est toute bouchée avec ce monde, j’ai dû emprunter un chemin détourné pour aller jeter les déchets des cuisines mais, Ariane, tout de même ! Vous auriez pu assister à la cérémonie, vous ne reverrez plus monsieur Aleric avant des mois ! Vos parents sont très remontés à votre égard …
– Pfff, pouffa l’intéressée, comme une enfant. J’étais présente, mais pas au centre de l’attention, tu sais bien que je déteste ça.
– Mh. Et je peux savoir pourquoi vous êtes déguisée en cul-terreux ?
– Je vais aller dire au revoir à mon frère pardi !
Ariane ne put réprimer un immense sourire qui faillit bien décrocher sa moustache.
– Mademoiselle, vous savez ce que je pense de vos escapades …
Flora désapprouvait pour la convenance mais sa moue rieuse disait tout le contraire. Elle fermait les yeux et, quelque part, Ariane se sentait rassurée que la domestique couvre ses sorties. Elle savait que si d’aventure, un jour, elle ne rentrait pas, Flora préviendrait la garde ou ses parents. Il ne pouvait rien lui arriver.
– Promis, je serai rentrée pour le souper, je n’irai pas plus loin que les premiers champs de navets.
Après un clin d’œil, Ariane s’apprêtait à repartir quand une odeur inhabituelle vint chatouiller ses narines et s’enrouler autour de ses cheveux.
– Pourquoi ça sent … le feu ?
– L’intendant Childebert, il a décidé de faire brûler tous les rouets du duché pour célébrer l’anniversaire de la malédiction. Lui et ses lubies …
Un haussement d’épaules plus tard, Ariane était en chemin
pour passer les grandes portes.
*
Après les acclamations de la cour et la traversée de la petite ville qui entourait le château de Combrailles, Aleric, et son écuyer Oswald, durent longer les champs en périphérie de la bourgade. La paysannerie applaudissait le prince avec un peu moins d’énergie que les gens de la ville. Les enjeux qui se nouaient derrière ce voyage ne les transcendaient pas. Que Combrailles demeure la capitale d’un duché ou que le fils du duc devienne roi ne changerait pas leur quotidien. Ils appréciaient néanmoins cette parade qui leur donnait l’occasion de faire une pause dans leur labeur.
Parmi eux s’était glissé un garçon maigrelet aux longs cheveux blonds et à la moustache un peu trop fournie.
Certains spectateurs suivaient le cortège chevaleresque à distance respectable et Ariane décida de se joindre à eux. Elle se plaisait à quitter la citadelle pour quelques excursions clandestines, mais ce qu’elle aimait plus encore, c’était endosser un autre costume que le sien. Sa vie au cœur de la haute noblesse ne lui déplaisait pas, mais depuis le départ d’Aleric à Arenwald pour effectuer ses classes de chevalier, elle était devenue le centre de toutes les attentions. La petite dernière de la fratrie, celle qui n’accèderait jamais au trône de Combrailles, avait grandi en toute liberté.
On l’avait laissée devenir amie avec les domestiques, on avait fermé les yeux sur son amour pour les livres désuets et on avait respecté son goût pour la solitude. Jusqu’au jour où Aleric avait été envoyé à Arenwald et où Ariane s’était retrouvée propulsée au rang délicat de seule-héritière-présente-à-la-cour. Noyée sous le flot de leçons protocolaires dont elle était jusqu’alors épargnée, tenue d’être toujours présentable et sans cesse à la convergence des regards, Ariane avait développé de vifs talents pour passer inaperçue et devenir quelqu’un d’autre.
Un vieux conte au sujet de changeformes habitait son esprit rêveur et inspirait ses envies de déguisement.
Elle leva les yeux vers le dos de son frère, courbé sous le poids de sa lourde armure. Elle avait songé à le suivre jusqu’à ce que les derniers badauds soient retournés aux champs afin de lui faire ses adieux en comité restreint, mais à quoi bon ?
Sa motivation s’en allait au fil de la piste qu’elle suivait. Depuis que son frère était revenu d’Arenwald, quelques semaines plus tôt, elle était étreinte par la sensation blessante de ne plus le connaître. Un adolescent rieur, insouciant et prompt à la suivre dans toutes ses fantaisies avait quitté le palais, mais c’était un jeune homme froid, cérémonieux et morne qui était revenu à Combrailles. Elle n’avait pas retrouvé la connivence de leur enfance dans ses yeux.
Il ne restait qu’une poignée de gamins crottés et elle pour
suivre le prince et son écuyer. Voilà quelques centaines de mètres déjà qu’ils avaient dépassé les champs de navets, et Aleric ne s’était pas retourné. La jeune fille grimée ralentit son pas jusqu’à s’arrêter sur le chemin terreux. Oui… à quoi bon ? Le nouveau Aleric était bien capable de la ramener à la citadelle pour dénoncer sa petite échappée à leurs parents. Les yeux voilés de larmes mordantes, elle parvint à se convaincre que cela était dû à la fumée épaisse qui dévorait le ciel. Quelle idée d’enflammer tous ces rouets !
Elle considéra encore quelques instants Aleric qui s’éloignait en dodelinant de la tête et tourna les talons. C’est à ce moment-là qu’elle décela un remous déconcertant dans les hautes herbes sur le bas-côté. Le mouvement était assez marqué pour qu’elle ait envie d’y jeter un œil : cela devait certainement être un rat ! Elle était atteinte d’une curiosité toute particulière pour ces rongeurs qui étaient chassés dans le château et qu’elle avait plus eu l’occasion de voir morts que vivants. Sans un bruit, elle s’approcha du bosquet, écarta la végétation avec douceur et tomba à la renverse en étouffant un cri. L’animal qui se trouvait là n’avait rien d’un rat. Il n’avait d’ailleurs rien d’une créature commune. Aussi surprise qu’elle, la boule de poils la dévisageait de ses grands iris violets.
– Rrrraow ?
– Par toutes les fées…
Une fourrure soyeuse et si blanche qu’elle en était irisée,
de grandes oreilles en pointe rabattues sur son échine longiligne, un plumet au bout de la queue … Il y avait peu de doute possible. Elle tendit une main tremblante vers la bête qui l’inspecta avec circonspection avant de la lécher de sa langue rose et douce. Son duvet scintillait sous l’éclat du soleil qui perçait encore. Quelle beauté ! Ariane n’avait croisé pareille merveille qu’au détour d’une page, dans un livre vieux de cent ans. Si elle ne se trompait pas, il s’agissait d’un Milrir, petit animal légendaire, réputé ami des fées. Ils avaient disparu en même temps qu’elles, morts ou exilés à leurs côtés dans des contrées si lointaines que l’imagination des hommes ne pouvait les concevoir.
Elle aurait tellement aimé aller chercher le livre en question pour comparer les descriptions avec la réalité qui se trouvait devant elle, pour s’assurer qu’elle ne perdait pas l’esprit. Elle ne lâcha l’animal des yeux que quelques secondes pour évaluer la distance qui la séparait du palais. Impossible. Même en courant, elle mettrait de longues minutes à atteindre l’enceinte du château, ensuite il faudrait qu’elle se change, qu’elle atteigne ses appartements en évitant parents et gardes… Le Milrir aurait le temps de déguerpir une centaine de fois et elle n’osait pas imaginer le destin qui l’attendait s’il tombait entre de mauvaises mains. Nombre de nobles auraient payé cher pour une étole si particulière.
– Eh, non, reviens !
Déconcentrée par ses réflexions, elle avait laissé filer la petite bête étincelante qui cavalait dans les traces laissées par le cheval d’Aleric. Ariane hésita quelques secondes. Si elle le suivait, elle ne serait jamais rentrée pour le souper. Mais elle ne verrait certainement plus de Milrir de toute sa vie. Elle adressa une excuse intérieure à Flora et se mit à courir pour le rattraper sous un ciel désormais noir de fumée.
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