La bête du Bois perdu, c’est l’histoire de Sybil, qui décide un jour de partir chasser la bête qui a décimé sa famille et qui hante ses pires cauchemars. C’est aussi l’histoire de Rose, qui erre dans les bois à la recherche de sa mémoire égarée. C’est surtout l’histoire d’Espérance, ce monarque maudit condamné à l’immortalité et au pouvoir de création quand tout amour a déserté sa vie …
J’attendais la réécriture de La Belle et la Bête. Je l’attendais avec ferveur et angoisse. Et elle est arrivée. Elle s’est imposée à moi dès les premières pages, comme une sublime évidence, presque douloureuse.
Comment parler d’un tel coup de cœur ?
Nina Gorlier fait le pari audacieux d’évacuer l’élément central du conte d’origine : l’histoire d’amour entre la belle et sa bête. Vous pourrez chercher entre les lignes, rien, pas une amourette, pas un flirt, pas même un battement de cil entre les deux. L’amour est présent dans ce roman, mais il est reporté sur l’amitié poignante entre Rose et Sybil, et sur l’histoire tragique d’Espérance et Alexandrina. Néant entre la belle et la bête. C’est déstabilisant au début, quand on comprend qu’il ne se passera rien de ce que l’on attendait, mais on y prend tellement de plaisir par la suite ! L’auteure réalise une vraie exploration de toutes les virtualités du conte, on trouve là l’essence même de la réécriture.
Son style d’écriture est d’une beauté sans pareille, délicat et recherché. Nina a fait un travail de dingue sur l’atmosphère. Je me suis crue plongée dans une vignette de Gustave Doré. C’est sombre et merveilleux à la fois, très « conte de fées » somme toute ! Certaines scènes sont magnifiquement contemplatives, on a l’impression de passer des siècles dans ce bois auprès des personnages. Cela donne au roman l’effet d’une capsule temporelle, d’une boule à neige un peu effrayante, un peu magique.
L’auteur a choisi la peur comme thématique (presque) centrale et elle en explore les facettes pour retrouver la substance horrifique, le frisson des contes originels. De la Bête qui incarne nos peurs les plus profondes, jusqu’à cette reine mangeuse de cœur en passant par cette frayeur viscérale de l’improbable, de l’anomalie qui s’installe peu à peu avec ces moments qui se répètent et ces impressions de déjà-vu.
Je parlais d’un effet boule à neige pour la temporalité et l’espace qui semblent pris dans un vase clos, mais on pourrait poursuivre cette métaphore ! Secouez un peu votre boule magique et tout se mélange : la neige, les paillettes retombent un peu partout. Il en va de même avec la Bête du Bois Perdu : toute l’intrigue est saupoudrée de références aux autres contes et aux mythologies que l’on aime tant. Comme si quelqu’un avait agité la boule de cet univers pour que tout s’emmêle. Le résultat est aussi beau, aussi féerique qu’un paysage encapsulé et recouvert de poussière de fée !
Pour retrouver cette quintessence du conte, Nina Gorlier a mis en scène, dans une tradition classique, des personnages très archétypaux. On croise dans son œuvre la Reine maléfique, le Chasseur, la Fée, la Mère-Grand, le Magicien, le Princesse égarée … Et pourtant, tout ce beau monde côtoie des protagonistes hors création, des personnages démiurges qui sont de vrais bijoux (je pense évidemment à Espérance <3 ). Le travail de ces deux extrêmes, les archétypes et les personnages-dieux, donne un résultat grandiose à la lecture comme à l’analyse.
Le personnage d’Espérance, et son pouvoir de Création me portent vers le sous-texte qui serpente dans toute l’œuvre et qui me plaît tant : cette idée de contes dans le conte. La narration, comme les personnages, produisent tout un métadiscours autour du conte et des histoires, sur le rapport étroit et ambiguë entre la réalité et la fiction, entre le créateur et la créature.