Éclats

La couronne faite d’étoiles

Sandy Ruperti

Éclats

La couronne faite d'étoiles

Il fuyait les miroirs. Cette aversion avait toujours été, mais elle s’était muée en peur larvée et en douleur sournoise depuis Noire-épine. Depuis qu’Oswald lui avait été arraché comme on ampute la main d’un voleur. N’était-ce pas ce qu’il était désormais, un voleur ? Un menteur, un usurpateur, un lâche. La punition n’était-elle pas juste, appropriée à son crime ?

Il fuyait les miroirs. Cette aversion avait toujours été, mais elle s’était muée en peur larvée et en douleur sournoise depuis Noire-épine. Depuis qu’Oswald lui avait été arraché comme on ampute la main d’un voleur. N’était-ce pas ce qu’il était désormais, un voleur ? Un menteur, un usurpateur, un lâche. La punition n’était-elle pas juste, appropriée à son crime ?

Il avait tué la princesse qu’il était censé sauver. Il avait tué la princesse. Il avait encore du mal à accepter le sens de ces mots. On l’avait élevé avec le trône en ligne de mire, le réveil glorieux de la princesse comme horizon. Et il l’avait tuée. Son incompétence allait au-delà de l’échec. Non seulement il avait failli à secourir celle qu’on lui avait promis, mais il avait ensuite menti. Il avait perpétré l’odieux mensonge initial du roi d’antan et avait ramené à Combrailles, Aurore, la fille des champs échangée dès l’enfance avec Thalissandra, la vraie princesse. Dévolue à s’endormir à sa place. Vouée elle aussi à la sauver, condamnée à échouer.

C’était peut-être là le premier fil, l’éclat premier des sentiments qui envahissaient son cœur. Il contemplait sa propre fêlure dans les yeux d’Aurore et il ne la trouvait pas moins éblouissante. Son échec n’enlevait rien à sa grâce, à sa douceur, à la volonté qui l’animait. Peut-être un jour parviendrait-il à porter un regard moins sévère sur lui-même. Peut-être…

En attendant il fuyait les miroirs, il ne supportait pas de croiser le bleu délavé de ses yeux qui avaient trop pleuré, qui l’avaient trop jugé. Ce jour-là pourtant il se devait de faire une exception. S’il ne la faisait pas aujourd’hui, alors quand ?

Un jour, son père lui avait confié qu’un bon souverain savait avant tout qui il était. Profondément, sans fard, sans fausse modestie et sans vantardise. Un roi, un vrai, était parfaitement au fait de ses faiblesses, de ses atouts, des cartes qu’il avait naturellement en main et de celles qui lui manquaient. Aleric ne savait pas trop s’il avait énoncé cela comme on donne des conseils au hasard, en espérant que certains seront retenus, ou si c’était une vérité absolue, importante. Mais il s’y était accroché. Il avait creusé en lui pour trouver ce qui était enfoui sous la fange de son cœur pleutre. Oswald l’avait aidé, patiemment, jour après jour. Son écuyer proférait qu’il ne pourrait jamais s’aimer sincèrement s’il ne se regardait pas en face. Et que s’aimer était plus important que le reste. Plus important que les trônes et les couronnes, plus important que l’honneur et le devoir.

Alors, ce jour-là, dans la lumière pâle de l’aube, il osa se regarder de nouveau. Ses cheveux de feu, un peu trop longs pour la fonction qu’il s’apprêtait à endosser. Son front, déjà plissé d’avoir trop été froncé par le souci. La courbe de ses lèvres, comme figée dans une éternelle moue maussade. Ses éphélides, qu’il détestait tant mais qu’Aurore passait des heures à compter…

C’était le grand jour, celui dont il avait rêvé toute sa vie et pourtant il n’avait pas la saveur escomptée. Il était bien âpre, ce lever de soleil.

On frappa quelques coups discrets à la porte de sa chambre. Il s’ébroua.

– Entrez, maugréa-t-il.

Il s’attendait à tomber sur un garde venu le mander pour le compte de son père ou d’Arenwald, ou sur un domestique quêtant son avis pour une énième futilité autour de ce fichu couronnement, mais son cœur bondit dans sa poitrine trop serrée.

Aurore se faufila dans l’embrasure, furtive comme une souris. Il aimait la familiarité avec laquelle elle se glissait dans sa vie. Comme si elle avait toujours été à sa place ici. Les effluves de lavande, qu’il connaissait désormais par cœur, l’apaisèrent sitôt qu’ils l’enveloppèrent.

Elle s’inclina, un pied en avant, les pans de sa jupe dans chaque main, en un simili de révérence maladroite et un peu désuète qui arracha un sourire attendri à Aleric.

– Bonjour, murmura-t-il.

– Comment te sens-tu ?

Il haussa les épaules, incapable de répondre. Avec grâce, elle s’assit sur le rebord de son lit et tapota le matelas pour l’inviter à l’y rejoindre. Le rouge sombre de l’édredon rehaussait le rose de ses joues. Il s’exécuta.

– Ça va aller, affirma-t-elle.

– Je devrais être celui qui te rassure, commença-t-il à se lamenter, avant qu’elle ne le coupe.

– J’ai déjà tout perdu. Quoi qu’il se passe aujourd’hui, je serai prête à l’affronter. Avec toi.

– Tu es toujours d’accord ?

Elle hocha la tête, et il se demanda comment elle pouvait avoir l’air si grave et si malicieuse à la fois.

– Tu sais que tu peux refuser Aurore.

C’est avec une patience infinie qu’elle posa sa main sur la sienne. Elle était douce et chaude, légère.

– Je le sais, c’est bien pour ça que je reste.

Un silence confortable se coula entre eux. Aleric le lui avait maintes fois répété : elle n’était pas forcée de l’épouser et il soutiendrait son choix, il célébrerait son avènement en tant que reine, si elle décidait de répudier sa main. Il lui cachait qu’il aurait le cœur en ruine de la voir s’éloigner pour qu’elle puisse se prononcer loin d’une quelconque pitié.

Pour l’instant, elle s’était obstinée à rester près de lui, parce qu’il était le seul qu’elle croyait connaître. Ce qui avait été une pensée réconfortante toute sa vie durant s’était muée en cauchemar. Il ne voulait pas qu’elle l’épouse par nécessité, il voulait…

Ses doigts étaient toujours posés sur les siens, comme une caresse en suspens, une promesse ou une question. Il n’osait pas bouger.

Il lui avait exposé son dessein. Ce qu’il comptait faire pendant la cérémonie du couronnement. Hors de question de la prendre au dépourvu, pas cette fois, pas elle.

Elle avait accepté.

Elle leva les yeux vers lui. Leur éclat était étrange, elle le regardait comme si elle l’avait toujours connu, comme si elle était fière de la transformation, fière de celui qu’il était en train de devenir. Est-ce qu’Ariane aussi serait fière de lui ?

– Je vais y aller, Flora doit m’attendre pour m’aider à enfiler cette robe. Ne te moque pas quand tu me verras m’avancer, elle est atroce.

 

Jamais un vêtement ne paraîtra atroce si c’est toi qui le portes.

 

– C’est noté, lui confirma-t-il avec un sourire tendre.

– Le rouge sied à merveille à tes cheveux, souffla-t-elle avant de s’éclipser.

La douceur résiduelle de sa main réchauffa son cœur et ses doigts quelques minutes encore.

*

Ça bourdonnait autour de lui. Ruche affairée de domestiques paniqués. La tension avait gonflé petit à petit dans les troupes de valets réquisitionnés pour le couronnement jusqu’à atteindre son apogée à l’approche du soleil de midi. Il ne fallait pas moins que l’astre du jour tout entier, franc et plein, pour veiller sur la cérémonie qui allait sacrer le premier souverain des royaumes réunifiés, après cent années d’errances politiques.

La frénésie de ses gens répondait à la nervosité d’Aleric. Il essayait de ne pas montrer le tourment qui agitait ses pensées, il adoptait le visage serein de celui qui s’apprêtait à accomplir son destin. Mais quelqu’un d’un tant soit peu attentionné aurait compris en voyant son pouce qui maltraitait la peau de son majeur.

Il se tenait face à son père, et le duc de Combrailles ne remarqua rien.

– Je suis si fier de toi, mon fils.

Si seulement tu savais, tu me répudierais.

– Père, je me fais un devoir de ne pas vous décevoir.

Quitte à mentir éhontément.

Une émotion brute et sincère éclairait le regard du duc et faisait trembler sa moustache grise. Il semblait sur le point de dire quelque chose quand la porte de l’antichambre où on le préparait s’ouvrit, presque sans bruit, sur le sénéchal Sorlino d’Arenwald. Aleric se figea à la vue de son nez en forme de bec. Il lui avait toujours fait penser à un rapace.

– Prince Aleric, je dois m’entretenir avec vous avant la cérémonie.

Et toujours ce ton de roche où ne transpirait aucune once d’empathie.

Aleric avait strictement évité les envoyés d’Arenwald depuis son retour de quête. Ils le connaissaient et l’impressionnaient trop pour qu’il conserve ses moyens face à eux. La crainte de commettre un impair et de révéler leur grand secret était plus forte que ses miettes de courage.

– Père, vous pouvez disposer. Sénéchal, je vous écoute.

– L’ordre a bien reçu votre parchemin concernant l’établissement du siège royal. Nous pensons que rebâtir Adalindis est un chantier trop fastidieux et coûteux, vous recevrez un délibéré officiel après votre couronnement, mais le pouvoir régnant sera établi ici à Combrailles et…

– Non.

– Plaît-il ?

Il aurait dû faire sortir le personnel pour mener cette conversation, c’est ce qu’aurait fait un vrai roi. Mais il ne voulait pas se retrouver seul avec Sorlino et son bec acéré.

Ne bégaie pas, par pitié.

– Non. Je serai roi avant le coucher du soleil et il me semble qu’Arenwald est soumis à l’autorité du Royaume. Alors si vous préférez, vous pouvez attendre demain pour prendre en compte ma décision. Ma cour résidera à Combrailles le temps que le palais d’Adalindis soit reconstruit, ensuite je gouvernerai là-bas.

Loin de vous et de votre influence.

– Si cela ne convient pas, l’ordre est libre de se déclarer indépendant.

Il déglutit en espérant que le vautour n’avait pas remarqué son soupir de soulagement. Il l’avait dit, sans bafouiller.

Aurore l’avait aidé à répéter ces affirmations avec la fermeté qu’elles requéraient. Ils avaient énormément échangé sur la question et cette décision émergeait de leurs deux cœurs à l’unisson. Une dette envers Thalissandra, ce palais, cet ancien royaume pesait sur leurs os. Ils ne voulaient pas laisser Adalindis à l’abandon, rongé par le chagrin et les ronces. Ils devaient bien ça à la véritable princesse. Et, même si Aurore y avait vécu en captivité, vouée à une destinée cruelle, le château demeurait le seul endroit de son ancienne existence dont le souvenir émergeait des limbes.

Le fait que l’emplacement soit si éloigné d’Arenwald et de Swansea n’était pas négligeable.

S’il dominait Sorlino d’une bonne tête, le sénéchal le dévisageait avec un dédain à peine dissimulé, comme on observe un enfant récalcitrant et capricieux.

– Je vois, finit-il par lâcher. Je suppose également que votre petit accès d’autorité vaut aussi pour les poursuites à l’encontre de Chandréas ?

– Tout à fait, ma position n’a pas changé. Il est en mission pour moi.

– Un garçon d’écurie en cavale avec votre jeune sœur. Je vois, asséna-t-il en relevant un sourcil acéré.

– Ariane est sous mon commandement, au même titre que l’aspirant chevalier Chandréas.

– Bien, bien. Je m’en vais rapporter votre position au conseil, nous en rediscuterons quand l’effervescence du couronnement sera retombée et que vous aurez les idées plus claires, mon enfant.

Un frisson rampa sur la nuque d’Aleric à cette appellation. C’était leur dessein, depuis le début. Mettre sur le trône un garçon apeuré manipulable, endormi par l’éclat de la couronne qu’on posait sur sa tête tandis qu’on retirait le pouvoir véritable de ses mains. Et il avait été heureux de s’y conformer. Il avait cru qu’il ne méritait pas mieux, qu’il n’était bon à rien et que c’était là sa seule chance de se plier aux attentes de son père, du peuple. Et il y avait eu ce voyage. Ariane et ses idées piquantes. Et puis Aurore… Aujourd’hui, le rôle qu’on lui avait attribué, ce qu’on attendait de lui, tout cela importait peu. Protéger ceux qu’il aimait, coûte que coûte, était la priorité.

Au moment de quitter la pièce, l’oiseau de malheur susurra :

– Vous filez du mauvais coton, mon garçon. Du très mauvais coton. N’oubliez pas qu’Oswald est encore porté disparu et qu’il pourrait le rester…

La menace était tout juste dissimulée sous un vernis de remontrances infantilisantes. Si Oswald revenait, ils l’utiliseraient comme levier pour le faire plier. Comme ils l’avaient prévu depuis toujours.

Aleric ferma les yeux, quelques secondes de trop et il savait que cela afficherait sa faiblesse. Quand il les rouvrit, Sorlino était enfin parti. À la place, son valet d’honneur lui offrait un œil contrit.

– Votre… Votre Altesse, l’heure est venue. Il vous faut avancer.

Il était donc temps. Aleric hocha doucement la tête.

– Vous avez pu récupérer la boîte ?

– Oui, Votre Altesse.

– Merci. Restez près de l’autel et apportez-la-moi quand je vous ferai signe.

Enfin, Aleric de Combrailles se tourna vers les portes qui ouvraient la gigantesque basilique et sur son destin.

Il y avait son père, imposant dans sa tenue d’apparat même si les plis autour de ses yeux racontaient l’inquiétude qui le rongeait. Après tout, il laissait sa place de dirigeant à son fils. Il y avait sa mère. Immense, pincée, fermée. Elle ne lui avait plus adressé la parole depuis des semaines. Il n’avait pas ramené sa sœur, impossible pour elle de lui pardonner. Il y avait tous les hauts dignitaires d’Arenwald, celui au sein duquel il avait été éduqué. Fiers, martiaux, l’air un peu ennuyé pour certains. Il y avait Mérovèle, drapée dans sa superbe, comme si le monde entier lui était redevable. Il y avait ses cousins, venus de Semith pour l’occasion. Il y avait toute la cour de Combrailles et l’aristocratie de tous les duchés et comtés de l’ancien royaume. Et puis il y avait la foule massive, bruyante, euphorique. Heureuse d’assister au couronnement du siècle et de pouvoir le raconter pour les années à venir.

La basilique était bondée.

Pourtant, Aleric ne voyait que les absents. Ceux qui auraient dû être là mais qui ne laissaient que des vides hurlants. Des creux qui lui arrachaient le cœur tandis qu’il remontait l’allée centrale du pas solennel qui était attendu. Le soleil de midi éventrait les vitraux, jetait sur le sol des éclats de lumière diffractée, violente et indécente face à son chagrin. Les couleurs sacrées dansaient, moqueuses et insensibles au silence qui le hantait.

Ariane aurait dû être là, au premier rang, sa mine renfrognée qui aurait à peine masqué son excitation. Oswald aurait dû se tenir à ses côtés. Oswald… Son absence douloureuse était une aberration, une erreur quelque part sur la trame des destinées.

Sans le vouloir, ses pensées le portèrent vers le sourire narquois de Chandréas. Après l’aventure qu’ils avaient partagée et le secret qui s’étirait entre eux, il aurait aussi eu sa place en ce jour. Tout agaçant soit-il, il portait en son cœur plus de valeur que ses anciens camarades.

Ceux qui comptaient le plus n’étaient pas là et la solitude pesait sur chacune de ses foulées. Il ne pouvait pas se défiler, c’était bien pour eux qu’il était là aujourd’hui. Tenir le pouvoir entre ses doigts lui offrirait la latitude nécessaire pour les couvrir, les protéger. Il inspira longuement dans la lumière crue. Il était arrivé devant l’autel.

Le chancelier d’Arenwald, qui menait la cérémonie, le toisa sans le voir réellement. Il discernait le futur souverain, pas Aleric. Le prince s’agenouilla, soumis au cérémonial.

– Membres vénérés de l’ordre d’Arenwald, amis venus de Swansea…

De sa voix nasillarde, il énuméra tous les invités émérites, en oubliant les absents. Ariane, Oswald, Chandréas. Thalissandra. Aleric laissa son discours insipide couler sur ses épaules et imbiber le tapis rouge. Tout cela n’était qu’une longue mascarade.

– … En tant que gardien des lois anciennes, je transmets la couronne du roi Anastase, celle qui unifiera à nouveau le Royaume de jadis.

Aleric releva la tête. Une mèche de cheveux, humide de sueur, resta collée devant ses yeux. Il l’écarta d’un geste maladroit. Le duc Goery, son père, apportait la couronne. Ce n’était pas réellement celle d’Anastase. La vraie était probablement encore enfouie sous les ruines d’Adalindis. Non, ils en avaient forgé une à partir d’écrits et de témoignages d’époque. L’imposture était complète.

L’éclat fallacieux de l’or, amplifié par ce soleil écrasant, consumait l’air autour de lui. Avec une lenteur presque douloureuse, son père prit le diadème entre ses mains et s’avança vers lui. Les spectateurs de cette tragédie retenaient leur souffle. Que craignaient-ils ? Qu’espéraient-ils ? Cette chimère de métal et de pierreries ne se transformerait pas au contact de ses cheveux, tout Flamboyant soit-il.

Il ne put réprimer un frisson quand le poids, presque imperceptible, et pourtant horriblement gênant, du règne vint s’avachir sur sa nuque.

Le prince Aleric s’était agenouillé, le roi Aleric se releva.

Il carra les épaules, gonfla le torse, pour se donner l’envergure qu’il n’avait pas. La foule s’apprêtait à exploser en vivats mais il les retint d’un geste ferme, main tendue vers leurs sourires béats. Respire Ale, tu peux le faire.

Il se tourna, fouilla les premiers rangs du regard et y trouva celui qu’il cherchait.

– Elobert, s’il vous plaît ? lança-t-il.

Son valet d’honneur vint à lui d’un pas chancelant et lui tendit la boîte. Savait-il qu’il participait à façonner le cours de l’histoire ?

Marée d’œillades suspendues.

Il se racla la gorge.

– Vous êtes venus assister à mon couronnement et… quelque part je vous remercie d’être là. Un événement plus important encore se noue en cette sainte place. Vous le savez, si je suis votre obligé, c’est parce que j’ai libéré la princesse Thalissandra de la malédiction qui la maintenait endormie.

Il évita les yeux exorbités de son père, la bouche pincée de sa mère et les sourcils froncés de Sorlino. Il déviait du discours millimétré écrit par Arenwald pour cette cérémonie et ça ne leur plaisait guère. Respire.

– Elle ne serait pas ici sans moi, mais je ne serais pas ici sans elle non plus. Je lui dois bien plus que cette couronne. Je suis roi, désormais. Et mon premier acte en tant que souverain sera de couronner votre reine.

C’était du jamais vu. De mémoire d’homme, aucune reine n’avait jamais été couronnée officiellement. Le plein pouvoir n’avait jamais glissé des mains masculines qui le tenaient.

Sous les exclamations des invités, il ouvrit la boîte. Ce fut comme s’il avait dévoilé une fenêtre sur un ciel étoilé. Le diadème à l’intérieur avait été forgé dans un or blanc à la pureté mystique, éclat de lune insaisissable, et rehaussé de saphir au bleu profond comme la nuit. Des étoiles de diamants avaient été parsemées ci et là sur les directives d’Aleric. Aurore ne méritait pas moins que la beauté du firmament.

Pas de réplique, pas de simulacre pour elle. Il avait dessiné lui-même cette couronne pour qu’elle raconte son histoire à elle et pas celle d’une autre.

– Maintenant, acclamez-la comme il se doit !

Aleric fut lui-même étonné par l’autorité qui émanait de son ton. Les portes s’ouvrirent et elle était là. Époustouflante et si loin de lui. Elle s’avança du même pas solennel qui l’avait porté jusqu’à l’autel. Sa robe brillait de mille éclats dans le soleil de midi, pourtant la beauté nocturne de la tiare y résonnait. Les voilages sombres et la pluie de scintillements qui dévalaient son corsage n’évoquaient rien de moins que la voûte céleste. Il eut le souffle coupé. Pas tant par sa beauté que par la sérénité qu’elle affichait depuis que ses yeux d’onyx s’étaient accrochés aux siens.

Quand elle arriva à sa portée, ils se sourirent. Et cela illumina la basilique d’une chaleur rayonnante que les lames de soleil ne parvenaient pas à imiter.

Il aurait aimé prendre son temps, savourer l’instant suspendu et la magnificence de la jeune femme. Mais il savait qu’il devait agir vite, avant que qui que ce soit ne réagisse et n’empêche son geste. Alors il souleva la couronne faite d’étoiles bien haut, pour que chacun puisse la voir, et la déposa avec délicatesse sur le crâne d’Aurore. Enfin, il s’inclina face à elle.

– Ma reine. Longue vie à la reine ! Longue vie à la reine !

Il répéta ces mots comme une formule magique capable de les protéger à jamais, jusqu’à ce que la foule les reprenne en chœur. Alors seulement il osa regarder le premier rang. Une incompréhension brute et sauvage déformait les traits de son père, sa mère se pinçait l’arête du nez. Les membres de l’ordre avaient disparu, probablement déjà en réunion pour déterminer comment ils allaient se positionner face à ce retournement qu’ils n’avaient pas imaginé.

Seule Mérovèle souriait, même si toute joie lui semblait étrangère. Elle adressa quelques applaudissements discrets à Aleric.

 

Il ferma les yeux.

Il l’avait fait.

Il l’avait fait sacrebleu.

Il était roi, elle était reine.

 

Il affronterait plus tard son père et tous les autres. Il en avait la force. Pour l’heure, il se laissa aller à la liesse qui gagnait les spectateurs.

Main dans la main, Aurore et lui s’avancèrent et levèrent leurs poings unis vers les cieux.

Les étoiles au-dessus d’eux murmuraient quelques secrets célestes à l’oreille de la lune. Un froid polaire avait établi ses quartiers au plus haut balcon du palais. Aleric logeait dans la tour la plus imposante de Combrailles et il aimait se réfugier sur la terrasse qui surplombait les jardins. Surtout avec Aurore.

La journée avait été longue et ils n’étaient parvenus à dégoter ne serait-ce qu’un instant pour se parler. Aussi se retrouvaient-ils là, à la faveur de la nuit, chacun emmitouflé dans une couverture épaisse. Ils n’avaient cependant pas encore échangé un mot. Rien n’avait changé et pourtant tout était différent. Leurs deux couronnes étaient posées entre eux.

Enfin, Aurore se décida à braver le silence.

– Brrr il fait si froid chaque hiver ?

Il lui arrivait souvent de poser ce genre de question pour comparer, se situer, comprendre l’époque dans laquelle elle était condamnée à vivre. Aleric trouvait cela incroyablement attendrissant.

– Non, pas vraiment. La saison est toujours plus douce ici. Je me demande si…

La phrase en suspens se déploya dans l’air glacé et Aurore la saisit.

– J’y ai pensé aussi. J’y ai pensé.

Elle frissonna et resserra davantage les pans de sa cape de fortune. Ce faisant, elle bouscula les diadèmes qui tintèrent contre la pierre.

– Pardon.

– Ne t’excuse pas. Tu es reine désormais, tu fais bien ce que tu veux. Tu peux jeter cette couronne par le balcon si cela te chante.

Le rire cristallin d’Aurore résonna en un écho qui ressemblait à une incantation.

– Je vais avoir du mal à m’y faire.

– Pourtant on ne t’a pas élevée dans ce but ?

– On m’a élevée pour mourir comme une princesse, pas pour vivre comme une reine.

Aleric détesta la tristesse qui saupoudrait ces mots et son regard. Et il s’en voulut d’avoir réveillé le sujet, mais elle ne lui laissa pas le loisir de se repentir.

– Aleric, je peux te poser une question ?

Il acquiesça et en profita pour remettre ses cheveux en place.

– Si tu es roi, et que je suis reine, alors ça veut dire que nous sommes… mariés ?

Un boulet de plomb se forma dans son ventre et il eut envie de se cacher sous cette couverture pour n’en ressortir qu’au jour levé. Mais il avait anticipé cette question. Il essaya de rafistoler sa contenance et se lança, en priant pour ne pas bafouiller.

– Pour Arenwald et les autres, je suppose. Moi, j’envisage plutôt un partage du pouvoir. Si… Sijedevaist’épouserj’aimeraisunevraiecérémonie.

– Pardon ?

Respire Aleric. Il se força à parler doucement, sans oser la regarder dans les yeux. C’est donc à la froide nuit étoilée qu’il fit sa déclaration.

– Si un jour nous nous marions, j’aimerais te demander ta main comme il se doit et organiser une vraie cérémonie.

Il remercia la nuit de camoufler ses joues empourprées. Bientôt, il trouva le silence pesant, oppressant et il fit l’effort de se tourner vers elle. Il aperçut l’éclat d’une larme furtive sur sa joue. Qu’est-ce qui n’allait pas chez lui pour toujours dire les choses de travers ? Désemparé, il chercha des mots pour se rattraper mais avant qu’il n’en trouve, elle le cloua sur place :

– Aleric, est-ce que tu as envie de m’épouser ?

– Je… Je…

– Réponds-moi avec ton cœur. S’il te plaît.

– J’en ai toujours rêvé, avoua-t-il en baissant la tête, soumis à son bon vouloir.

– Tu as toujours rêvé de m’épouser moi ou Thalissandra ?

Il ferma les yeux quelques secondes et déglutit. Ce moment-là était important, il savait que quelque chose de décisif se jouait entre les premiers flocons et leurs voix tremblantes.

– J’ai grandi en espérant épouser la princesse endormie, peu importait qui elle était. Parce que c’est ce qu’on attendait de moi. Et parce que cela me semblait plus facile, plus accessible. Je… Je croyais bêtement que si je réveillais Thalissandra, son amour me reviendrait de droit. Et puis, Aurore, nos regards se sont croisés et ça a tout chamboulé. J’ambitionnais d’épouser Thalissandra, mais j’ai toujours rêvé de mériter un amour comme le tien, de le gagner et non pas de le réclamer. Je rêve d’en être digne même si je sais que je ne le serai jamais.

Aleric reprit son souffle et l’air glaça ses poumons. Une petite main vint se glisser dans la sienne et une tête vint se lover contre son épaule. Il n’osa pas bouger.

– Aleric, on pourrait la célébrer une fois Adalindis reconstruit, cette cérémonie.

– C’est… c’est une demande en mariage ?

– Peut-être bien.

Il rit, étonné, soulagé, charmé et frigorifié. Enfin à sa place, Aurore contre lui. Elle rejoignit son accès de légèreté et se releva en l’entraînant avec elle. Les couvertures tombèrent au sol et le froid commença à les dévorer doucement.

Sans mot dire, elle plaça une main d’Aleric sur sa taille, garda l’autre dans la sienne et se mit à virevolter sous les flocons immaculés. Il la laissa mener cette première danse, sans autre musique que leurs rires entremêlés, sans autre témoin que la lune et les étoiles qui avaient cessé de murmurer. Les deux couronnes luisaient d’un éclat irréel, comme si elles s’abreuvaient de la lumière nocturne. Chaque pas projetait des ombres mouvantes sur la neige qui commençait à s’accumuler au sol, donnant l’impression que l’univers entier tournoyait avec eux. Leurs pieds dessinaient des arabesques éphémères, effacées presque aussitôt par le souffle glacé du vent, mais gravées pour toujours dans le cœur d’Aleric, qui se surprit à verser une larme, aussitôt avalée par le froid.

Ils dansèrent jusqu’à ce que la morsure de l’hiver se fasse insupportable.

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