L’homme tissé de nuit
Ce n’était pas la première fois qu’Ariane se retrouvait devant la porte d’une auberge, à guetter les rires étouffés et le fumet de viande rôtie. Mais cette fois-ci elle n’hésitait pas, elle n’attendait pas l’aval de son frère pour lui emboîter le pas. Non, ce soir-là, elle patientait dans le froid pendant que son acolyte se soulageait plus loin, derrière la bâtisse. La neige s’était mise à tomber un peu plus tôt dans l’après-midi et elle nimbait la ville d’une cape cotonneuse qui épousait à merveille le bleu profond de la nuit. La jeune fille frottait ses mains en une vaine tentative de les réchauffer quand elle entendit crisser le pas de Dréas.
– Ça va mieux ? s’enquit-elle en masquant mal l’espièglerie dans sa voix.
– Dix lieues sans faire de pause, tu cherches à m’achever ? Tu sais que je suis censé mieux me porter avec un écuyer que sans ? grommela-t-il.
– Et j’avais bien raison de te presser, tu as vu à quelle vitesse le soleil s’est couché ? Tu voulais vraiment passer la nuit dans ces bois ? Au risque de perdre sa trace ?
Le jeune homme frissonna pour toute réponse.
– On entre ? finit-il par suggérer d’un ton presque suppliant.
– Allons-y.
La chaleur les assaillit avant le reste. Une touffeur sèche, rougeoyante, enveloppante, prodiguée par l’immense cheminée sculptée autour de laquelle s’articulait la pièce. Puis vint la rumeur des conversations et des rires, le parfum des plats gratinés, le ballet millimétré des serveurs.
Dréas et Ariane pénétrèrent dans l’auberge du Dernier Jour comme on rentre chez soi après une rude journée ; submergés par le réconfort, la torpeur déjà au bout des cils. Ils avaient, de fait, eu une longue journée. Une longue semaine, et même un long mois depuis leur départ d’Adalindis. Au prix de leur fatigue, ils avançaient sans relâche vers les territoires inconnus du nord.
Ils se trouvaient ce soir-là à Alestad, capitale d’Elvangar, dernier comté du monde civilisé des hommes. Ils le savaient, cette nuit serait probablement la dernière qu’ils passeraient au chaud et en sécurité. Ce n’était certes pas pour cette charmante perspective qu’ils avaient fait un détour par Alestad, mais ils devaient avouer que cette pause serait la bienvenue.
Avec l’assurance des voyageurs aguerris, ils s’avancèrent d’un même pas vers le comptoir de bois. La tenancière, aussi immense que joviale, les salua d’un sourire tout en essuyant des chopes de son torchon humide.
– Bienvenue à l’auberge du Dernier Jour mes bons voyageurs ! Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?
Comme le regard de Dréas semblait perdu dans la contemplation d’un énorme gigot de mouton qui était en train d’être servi à la table la plus proche, Ariane prit les rênes de leur soirée.
– Nous allons commencer par deux pintes et ce que vous proposez en plat du jour, s’il vous plaît.
Elle fouilla dans leur besace en comptant rapidement les pièces qui leur restaient. Aleric leur avait donné tout l’or qu’il avait sur lui avant leur séparation, et ils n’auraient probablement plus beaucoup d’occasions de les dépenser une fois dans les terres sauvages.
– Nous prendrons également deux chambres simples pour cette nuit et pouvez-vous m’indiquer où il est possible de nous procurer des vivres pour un long voyage ?
L’aubergiste se retourna et tonitrua vers la cuisine :
– Guelbeeeeert ! Deux plats du jour et que ça sautille !
Dréas sursauta et son esprit revint parmi eux alors qu’elle déposait sur le comptoir deux grosses clés de fer usé.
– Voici vos clés, vous occuperez les chambres 22 et 23, au deuxième étage. La nuit ici vous offre l’accès à nos bains de vapeur, au sous-sol. Le petit déjeuner est servi dès l’aube et si je ne suis pas disponible vous n’aurez qu’à laisser les clés dans la bonbonne, juste ici. Pour ce qui est de vos achats, donnez-moi une liste de vos besoins et moyennant une pièce ou deux nous nous occuperons de faire les emplettes à votre place, en négociant pour vous les meilleurs prix.
Les deux comparses échangèrent un regard de connivence.
– On prend, merci beaucoup. Nous allons réfléchir à une liste en nous restaurant, annonça Ariane.
Ainsi, une chope dans chaque main, les deux jeunes gens s’attablèrent près de la porte, à mi-chemin entre la chaleur du foyer et le froid du dehors.
Dréas dévisageait Ariane avec dans le regard quelque chose qui ressemblait à de la fierté, un sourire amusé sur les lèvres :
– Tu te débrouilles bien, bientôt tu n’auras même plus besoin de moi, dit-il d’un ton faussement boudeur.
– On pourrait inverser, dire que je suis le chevalier et toi l’écuyer.
Il lui tira la langue en grimaçant.
– Pourquoi pas deux chevaliers ? Après tout, a-t-on vraiment besoin d’écuyer quand on n’a ni chevaux, ni armures ?
– Attention chaud devant, pour le petit couple ! tonitrua un serveur en déposant devant eux un plat fumant et des assiettes.
Dréas s’étrangla en déglutissant, il toussa sans parvenir à dire un mot. Ariane bredouilla un « merci » tandis que ses joues lui brûlaient. Elle se persuada que c’était dû à la chaleur du gigot sous son nez et pas celle qui se répandait dans son ventre. Le serveur ne sembla pas remarquer leur trouble et semblait d’humeur loquace.
– Alors vous êtes là pour l’aurore ?
– Pardon ?! s’étouffa Ariane, mortifiée à l’idée que leur supercherie soit déjà démasquée, ils n’étaient que peu à connaître le prénom véritable de la princesse.
– Les aurores boréales, les lumières du nord quoi. La saison commence tout juste, on espère apercevoir les premières ce soir. C’est très romantique, on dit qu’elles exaucent les vœux des amoureux.
– Oui, nous sommes ici pour les voir, glissa Dréas qui s’était reforgé une contenance, je voulais faire une surprise à ma compagne en lui offrant ce voyage. Merci bien, vous l’avez gâchée !
Ariane se trouvait partagée entre l’envie de rire face à l’air déconfit du serveur et la volonté pressante de se cacher quelque part, n’importe où, pour éviter le regard goguenard de Dréas.
Le pauvre serveur se retira sur une profusion d’excuses.
– Ta compagne ? se risqua Ariane.
– Tu es ma compagne. D’un point de vue étymologique. Un compagnon c’est quelqu’un avec qui l’on partage le pain. Il me semble que nous avons mangé une miche rassie ensemble un peu avant Travassac. En revanche c’est vrai j’ai menti, je ne savais pas pour les aurores, mais avoue que c’était tentant.
Elle trempa le bout des lèvres dans sa bière et en trouva le goût horrible. Elle se retint de faire remarquer à Dréas la différence d’usage entre compagnon et compagne, il ne servait à rien d’épiloguer sur la question. Mais elle continua à faire rouler le mot dans ses pensées et sur le bout de sa langue, sans le laisser sortir de l’intimité de ses songes. Compagne.
Dréas lui avait promis de ne plus lui mentir, à elle, mais pas de ne plus mentir tout court. Et ça lui convenait. Elle se délectait de cette place particulière, dans la confidence chaleureuse de ses élucubrations. Ils fomentaient ensemble les histoires qu’ils racontaient au reste du monde et chaque jour ils s’amusaient à en préciser les détails. Elle se sentait libre et heureuse, légère, si ce n’était l’inquiétude qui ne la quittait jamais vraiment. La peur de ne pas retrouver Oswald, ou de le retrouver trop tard, grignotait ses nuits. La crainte que le mensonge d’Aleric et Aurore soit mis au jour aussi.
– Brrr, je comprends qu’Aleric veuille m’empêcher de boire ça, cracha-t-elle en posant sa pinte.
Dréas pouffa de rire.
– Chhhut, tu vas offenser le tavernier, c’est lui qui la brasse. Bon, quel est le plan maintenant qu’on est là ?
– Il faut qu’on trouve un moyen de l’attirer.
– Je ne comprends pas pourquoi les traces mènent ici.
– Moi non plus, mais nous n’avons aucune autre piste.
Il acquiesça. Le silence entre eux dura quelques secondes. D’un regard ils se comprirent, la salle était trop bondée pour discuter librement. Ils attendraient de se retrouver seul à seul. Alors qu’elle contemplait, dubitative, l’énorme bouchée de navet que Dréas s’apprêtait à enfourner dans sa bouche, Ariane eut l’attention accrochée par une conversation voisine.
– … le plus grand couronnement depuis l’ère des fées, je te le dis ! La cousine de mon voisin s’est vue invitée parce que son mari est boulanger à Combrailles et il a aidé le palais aux cuisines. Ils ont eu besoin de nourrir un nombre délirant de courtisans et visiteurs pendant les trois jours de fête.
– Elle est aussi belle qu’on le dit ?
– Je ne sais pas, il paraît que son visage disparaissait sous des voilages mais sa robe était si imposante qu’ils ont dû élargir l’allée de la chapelle. Et tu as entendu parler du scandale ? Le prince… que dis-je, le roi Aleric, il a…
– Il est toujours là, flottant entre nous comme un spectre dont on ne se débarrasse pas, hein ? ricana Dréas en ramenant son attention à leur table.
Elle le gratifia d’un regard noir.
– Bravo, je n’ai pas entendu ce qu’il a bien pu faire !
– Tu veux qu’on demande ? Eh, excusez-moi…
– Non, chuuut ! Ne prenons pas de risques inutiles.
Ils n’avaient eu aucune nouvelle de Combrailles depuis leur départ. Ils ne savaient pas comment Aleric avait justifié l’absence d’Ariane, si Arenwald s’était intéressé à son cas, si son père avait envoyé la garde pour la chercher, si Mérovèle allait montrer à nouveau le bout de son nez ratatiné…
Trop d’inconnues qui pourraient contrarier leur chemin. Et il était hors de question qu’elle rentre chez elle sans Oswald. Quoi que « chez elle » veuille bien signifier désormais. L’écuyer de son frère s’était sacrifié pour les sauver, elle et Dréas, et ce n’était qu’une culpabilité supplémentaire qui s’ajoutait à la montagne de choses qu’elle regrettait. Mais si elle ne pouvait rien faire pour changer la destinée dramatique de la princesse Thalissandra, elle pouvait ramener Oswald. Et elle le ramènerait, aussi long et ardu soit le chemin.
Ils finirent leur repas en établissant la liste de tout ce dont ils auraient besoin pour la suite de leur voyage, avant de rejoindre les étages de la bâtisse. La taverne ressemblait à un gigantesque chalet, tout de bois vêtu, et l’odeur de la résine picotait agréablement le nez d’Ariane.
– Eh voilà, nos chambres sont ici, annonça Dréas.
– On va dans la tienne ou la mienne pour discuter du plan ?
– Qui a dit qu’on devait faire ça dans une chambre ? susurra Dréas, l’air malicieux. Ils n’ont pas parlé de bains de vapeur ?
– Je… Je…
Ariane s’empourpra et ne sut que répondre. Il saisit vite la substance de sa gêne.
– Oh non, non, je suis désolé. Ce n’était pas une proposition graveleuse. Je pensais aux bains en tout bien tout honneur. C’est juste qu’on ne va plus croiser ce genre d’opportunités avant longtemps et je me suis dit que ce serait chouette d’en profiter. Je te promets que je ne tenterai rien d’inconvenant, évidemment. Écoute, j’y vais, je te laisse me rejoindre en bas si tu le souhaites, sinon on se retrouve tout à l’heure pour les aurores, d’accord ?
Et sans lui laisser le temps de répondre, il se retira en direction des sous-sols qui abritaient les bains. Ariane resta confuse, devant la porte de sa chambre. Il semblait aussi mal à l’aise qu’elle mais elle le savait sincère dans ses allégations. Elle hésita, la main au-dessus de la poignée, que dirait Aleric s’il savait qu’elle avait pris un bain avec un homme ?
Ariane ne savait pas vraiment à quoi s’attendre, mais certainement pas à ça. À Combrailles la toilette s’effectuait dans l’intimité de la chambre, où elle s’immergeait dans un baquet alimenté en eau chaude par Flora.
Ici, le bain n’était pas une grande bassine, mais une pièce toute entière. Une brume opaque envahissait l’air et rappelait à Ariane sa première rencontre avec Dréas, des siècles plus tôt, dans une autre vie. Si on lui avait dit à ce moment-là qu’elle se retrouverait un jour à des lieues et des lieues de Combrailles, sur le point de rejoindre ce polisson masqué à demi nue dans le sous-sol d’une taverne…
– Ne t’inquiète pas, je porte une serviette, fit la voix de Dréas, amusée et rassurante.
– De toute manière je ne vois rien avec ce brouillard, asséna Ariane en resserrant tout de même les pans de sa propre serviette autour de son corps.
– Viens, il y a des bancs de bois par ici, tu peux t’asseoir si tu veux.
En effet, ses jambes nues rencontrèrent bientôt le bois d’un banc rudimentaire. La silhouette de Dréas se dessinait dans la brume, à une distance respectable.
– Eh oui, j’ai fait le tour, il n’y a personne d’autre que nous et il n’y a qu’une seule porte donc si quelqu’un arrive on le saura.
La tension dans les épaules d’Ariane se relâcha, un peu. Une vieille culpabilité piquait sa conscience et lui susurrait que la situation était inconvenante. Elle s’échina à l’étouffer dans la vapeur. Aussi étrange que cela puisse paraître, elle se sentait assez en sécurité avec Dréas pour partager ce moment intime.
La diversité des mœurs qu’elle expérimentait chaque jour depuis le début de ce voyage la charmait autant qu’elle l’intriguait. À Combrailles de tels bains auraient été interdits, d’autant plus s’ils accueillaient aussi bien les hommes que la gent féminine. Mais ici, personne n’avait eu l’air choqué de la voir y descendre…
Petit à petit, elle sentait la chaleur humide tenir ses promesses et la peur, la fatigue, la colère se firent plus discrètes, comme endormies dans la brume.
Alors qu’elle se délassait, le dos appuyé contre le mur, la voix de Dréas s’éleva :
– Tu as une idée pour l’attirer ?
– Elle aime le sang, j’aurais été tentée de nous fournir en viande fraîche, mais… Je trouve ça étrange qu’elle ne soit pas venue me voir elle-même, on dirait qu’elle fuit quelque chose.
– Donc notre seule option c’est de se balader dans les bois en agitant des morceaux de gigot ? La nuit promet d’être rigolote…
Elle lui lança un regard acerbe même s’il ne pouvait pas le distinguer.
– Si tu as une meilleure idée…
– Non, non, loin m’en faut, j’adore celle-ci ! Quand partons-nous ?
Ariane secoua la tête. Elle voulait profiter encore un peu de cette touffeur enveloppante qui la réconfortait et la rassurait.
– Et si tu me racontais la fin de l’Oiseau de verre ? lança-t-elle avec timidité.
Si elle ne le vit pas, elle sentit son sourire dans la brume.
– La fin ne me plaît pas.
– Pourquoi donc ?
– Elle est triste et insatisfaisante. La princesse Florina ne parvient pas à montrer à la cour le double jeu de son affreuse belle-mère. Tout le monde pense qu’elle est une personne horrible et elle ne peut rien y faire. Le prince épouse sa demi-sœur et elle est forcée d’assister au mariage qui lui prend tout : son rôle, sa couronne et son âme sœur.
– Oh. C’est triste, en effet.
– Voilà, je te l’avais dit. Tu n’as pas envie d’en connaître les détails. Je préférerais encore que ce soit toi qui m’invente une nouvelle fin.
Un trépignement étincelant monta dans la poitrine d’Ariane.
– Moi j’aimerais que le prince reste un oiseau de verre mais que Florina se change en volatile elle aussi. Ils pourraient s’envoler et seraient libres. Non seulement libres d’aller où bon leur semble grâce à leurs ailes, mais aussi libres des attentes que tout le monde pouvait avoir envers eux. Même si on les retrouve, qui mettrait un pigeon en cristal sur un trône ? Ils seraient complètement et irrémédiablement libres de faire ce que bon leur semble.
Le silence rêveur qui s’ensuivit flotta quelques instants entre les volutes de vapeur avant de laisser place à la voix chaleureuse de Dréas.
– Je crois que j’aime bien cette fin-là.
Ariane laissa quelques secondes s’étirer avec langueur avant d’explorer un autre sujet.
– Tu vas adresser quel souhait aux aurores boréales toi ?
– Pff, je ne suis pas aussi superstitieux que les gens du coin.
– Ce n’est pas la question, je ne te demande pas si tu y crois ou non, si c’est vrai ou faux. Juste, si on t’accordait un vœu, lequel choisirais-tu ?
– Et le tien, il ressemblerait à quoi, ton souhait le plus cher ?
– Mmh, je pense que ça dépend des circonstances. Si tu me poses la question ce soir, je dirais de ramener Oswald sain et sauf auprès d’Ale. Mais mon souhait aurait été différent il y a quelque temps et ne sera plus le même bientôt.
Elle crut d’abord que la conversation était close, qu’il ne répondrait pas à cette question trop intime, trop insidieuse. Que peut-il bien vouloir qu’il ne puisse pas me confier ? Mais il finit par reprendre :
– Je crois que…
Il ne termina jamais cette phrase, des hurlements à l’étage supérieur brisèrent la magie du moment.
Sans se concerter, ils se précipitèrent hors des bains et s’habillèrent en hâte dans le petit vestibule. Les cris ne tarissaient pas et ils n’avaient pas le temps de s’embarrasser de pudeur, aussi se tournèrent-ils sobrement le dos pour remplacer les serviettes par leurs vêtements et gagner en décence.
Enfin, ils grimpèrent quatre à quatre l’escalier qui gémissait sous leur course. Quand ils déboulèrent dans la salle principale, ils purent constater que tout le monde avait succombé à la panique.
– Ce monstre m’a frôlé la jambe, il aurait pu la déchiqueter !
– Il est petit, mais féroce, ça se voit dans son œil pardi !
– Qu’allons-nous faire ?
Dréas s’approcha de la tavernière, visiblement désemparée :
– Excusez-moi, que se passe-t-il exactement ?
– Une bête maudite est entrée dans l’établissement, souffla-t-elle d’une voix aussi blanche que son visage. Qu’allons-nous devenir ? Elle a jeté l’opprobre sur la taverne !
Dréas et Ariane échangèrent un regard entendu. Leur attention fut happée par un vieux bonhomme chétif qui jusque-là marmonnait dans un coin et s’était soudain redressé :
– Il faut la traquer et la chasser ! Nous accomplirons les rites runiques sur son corps et ses entrailles pour chasser la malédiction. Messieurs, avec moi ! harangua-t-il en brandissant son poing rachitique.
Ariane déglutit, la situation avait très vite dégénéré. Elle se tourna vers Dréas pour… Où était-il passé ? Elle balaya la pièce du regard sans le trouver, une frayeur sourde commença à faire trembler ses genoux. Son sang battait ses tempes avec vigueur et les visages autour d’elle commençaient à se faire flous quand une main chaude saisit la sienne.
– Viens, chuchota-t-il et il l’entraîna avec lui.
– Mais où étais-tu par les fées ?
– Aux cuisines, avoua-t-il en souriant et en secouant un morceau de porc cru sous son nez.
– Tu es…
– Merveilleux ? Je sais.
Elle ne prit même pas la peine de corriger. Dehors, l’air glacial lui coupa le souffle. La nuit les engouffra.
– Je ne pense pas que Pimprenelle soit assez imprudente pour entrer dans une taverne de façon si ostentatoire si ce n’est pas exactement ce qu’elle veut.
– Elle est trop intelligente pour ça, admit Ariane en grelottant.
– Donc elle cherche à détourner l’attention de ces gens. Je suggère qu’on la débusque là où ils ne sont pas.
– C’est hasardeux comme plan, mais je comprends la logique.
– Tu as une meilleure idée ?
Elle grogna en secouant la tête et se dirigea vers le petit bois qui bordait la taverne. Marcher dans la neige s’avéra ardu et fatigant. Très vite, les lumières de l’auberge et les bruits qui l’entouraient se firent dévorer par la nuit et les bruissements de la nature. Le chuintement d’une chouette qui s’envole, le crissement de la neige sous leurs pas, la brise glaciale dans les cimes des arbres.
– Donne-moi un morceau de viande, on couvrira plus de terrain si on se sépare.
– Ariane, je ne suis pas sûr que ce soit…
Elle se retourna vivement, les poings sur les hanches, prête à en découdre. Il leva les mains vers elle en gage de paix. Dréas connaissait très bien la forme des cicatrices laissées sur son cœur par Aleric et son besoin de la protéger. Elle ne laisserait plus personne lui infliger ça et il le savait.
– Je sais que tu es capable de te débrouiller toute seule Ariane, mais tu ne peux pas m’interdire de m’inquiéter pour toi.
– Et tu ne peux pas m’interdire d’agir comme bon me semble.
– Je le sais.
– Bien, parce que pendant qu’on parlemente, Pimprenelle est peut-être sur le point d’être dépecée.
Elle eut l’impression qu’il réprima un élan vers elle, ses bras retombèrent le long de son corps. Quand il s’adressa à elle, ses mots formèrent des volutes de brume entre eux :
– Fais attention à toi et au moindre problème je veux que tu cries aussi fort que possible, d’accord.
Elle lui sourit pour toute réponse et détala dans la nuit. Une peur froide rampait dans ses veines, sur ses os. Si elle perdait Pimprenelle… Elle étouffa un gémissement. La créature pourrait les aider à retrouver Oswald, elle en était convaincue. Mais au-delà de ça, comment pourrait-elle expliquer au féetaud que son familier avait péri éviscéré par une poignée de superstitieux quelque part aux confins du monde connu et qu’elle n’avait rien pu faire pour le sauver ? Son cœur de marbre se fissurerait à cette nouvelle, elle en était certaine. Et elle comptait bien ramener tout le monde auprès d’Aleric. Elle lui prouverait, elle se prouverait, qu’elle était capable de prendre soin d’elle-même et des autres. Qu’elle valait plus que de jolies broderies et des connaissances en littérature. Alors peut-être qu’elle gagnerait le droit d’échapper au maria…
Un éclat laiteux la tira de ses pensées. Une impression de déjà-vu palpitant au diapason de son cœur, elle se mit à le suivre sans se poser de questions.
– Pimp, j’arrive, attends-moi !
Le froid se faisait si intense qu’il lui brûlait les poumons et la gorge. Elle courait en faisant fi des branches et des racines, des rochers et des ronces. Elle ne devait pas perdre de vue cette lumière qui ressemblait à une petite lune galopante.
Bientôt, cette course glacée déboucha sur une clairière parfaitement ronde et dégagée de tout arbre. Ariane s’arrêta de courir, les mains sur les cuisses, le souffle court.
Le voile immaculé de la poudreuse recouvrait toute la prairie, mais il était percé çà et là de somptueuses fleurs blanches. Leurs corolles avaient la forme étoilée des flocons et leurs cœurs étaient tendus vers le ciel en une supplique muette. Subjuguée par cette vision enchanteresse, Ariane regretta qu’Aleric ne soit pas là pour profiter du spectacle, lui qui aimait tant les fleurs.
Elle voulut se pencher pour effleurer les pétales du bout des doigts mais elle se figea dans un mouvement avorté. Quelque chose n’allait pas. Un frisson rampa dans son dos et vint s’entortiller autour de son cou, dans ses cheveux, pour lui lécher le crâne. La forêt ne bruissait plus. Elle n’entendait que sa respiration saccadée. Où était Pimprenelle ?
– La nuit et la forêt sont profondes pour une jeune fille en balade, êtes-vous aux abois ?
Elle sursauta et fit volteface. Un jeune homme se tenait à l’orée des arbres, appuyé avec nonchalance contre un tronc. Ses dents, dévoilées par son immense sourire, luisaient dans la pénombre, aussi blanches et éclatantes que son costume était noir et sombre. Ses cheveux comme ses yeux semblaient tissés de nuit.
Ariane croisa les mains dans son dos pour dissimuler ses tremblements.
– Tout va bien, je vous remercie.
– Vous ne devriez pas être ici.
– Je cherche un coin tranquille pour admirer les aurores boréales, je vous suis gré de vous inquiéter pour moi mais tout va très bien.
– Savez-vous ce qui embrase le ciel, ma douce ?
– Je suppose que vous allez me le dire ?
Le rire profond, caverneux, comme issu de la terre et de la roche, de cette étrange rencontre emplit la clairière pendant un moment.
– Le firmament brûle pour la reine, délectable demoiselle. La froide souveraine est de sortie, elle parade avec sa nouvelle prise dans son traîneau de glace et d’argent. Elle s’en retourne dans son palais du bord du monde pour consumer, pour consommer cette union. C’est pour elle que les aurores chantent et que les bomoneth fleurissent.
D’un geste leste il désigna les fleurs.
– Mais vous, ma précieuse inconnue, vous êtes si petite, si solaire. Notre glaciale monarque ne ferait qu’une bouchée de vos cheveux dorés.
Ariane déglutit et passa une main dans sa chevelure sans le vouloir.
– Vous ne devriez pas être ici, répéta l’inconnu en faisant un pas vers elle.
Il était assez proche pour qu’elle voie dans ses yeux le reflet de la voûte céleste et des couleurs mirobolantes qui y dansaient. Du rose, du vert, du bleu. C’était un spectacle magnifique. Elle releva la tête, juste une seconde, pour contempler cette aurore inespérée, pour s’assurer qu’elle existait ici et maintenant, et pas seulement dans les prunelles de cette rencontre nocturne.
Mais quand cette seconde fut écoulée et qu’elle chercha de nouveau son regard, il n’y avait plus personne. Comme si cette discussion n’avait jamais eu lieu.
Elle ressentit au fond d’elle un sentiment de solitude si grand qu’elle s’effondra, son corps entier n’était que papier.
– Ariane ? Ariane !
Elle entendit le pas précipité de Dréas avant de percevoir son odeur rassurante de cèdre et de pain. Un sanglot ridicule lui échappa.
Il s’agenouilla près d’elle et posa avec douceur ses mains sur ses bras. Ce contact traça pour elle un chemin vers la réalité.
– Qu’est-ce qu’il se passe ? Je t’ai entendu parler, il y avait quelqu’un ?
– Je… J’ai vu un homme.
Sans retenir ses larmes, elle lui raconta cet échange aussi rapide que déroutant et surtout elle lui dit l’immense et inexplicable peine qui l’avait submergée quand l’homme fait de nuit avait disparu. Comme un trou noir ouvert dans ses entrailles.
– Viens, lui proposa Dréas en ouvrant ses bras.
Alors, comme elle l’avait fait dans la forêt d’Odivir après avoir échappé à celle qui voulait les dévorer, Ariane se blottit dans ses bras et pleura. Sur ses joues coulèrent une solitude infinie et un vide incommensurable où résonnait l’absence.
Encapsulé dans cette clairière parsemée de neige fleurie, le temps s’écoula comme une caresse et ses sanglots se firent reniflements avant que le silence ne regagne ses droits.
Dréas, qui n’avait pas bougé et à peine respiré, pour accueillir cette déferlante de tristesse, lui caressa les cheveux avec tendresse. Elle sentait son menton contre son crâne et son cœur au creux de son oreille. Sa chaleur tout contre elle.
– Dans ces contrées, il est des créatures plus dangereuses encore que les fées, qui n’ont pas été assez sottes pour s’acoquiner avec les humains et donc qui n’ont pas été massacrées. Tu t’en es bien sortie Ariane, j’admire ton courage et ton intelligence. Tu es brillante. J’envie ton sang-froid.
– J’ai juste eu de la chance, bredouilla-t-elle.
– La chance n’a rien à voir avec ça, tu es une héroïne digne des contes les plus palpitants, ceux qui transforment leurs lecteurs, même si tu n’es pas encore prête à l’accepter. Tu n’es pas née pour être une princesse dans une tour Ariane mais pour chevaucher des dragons !
Elle se redressa pour faire face à son ami, une ultime larme, cette fois-ci gorgée d’incompréhension et de gratitude au coin de la paupière. Avec une douceur bouleversante, d’un doigt léger, Dréas la recueillit.
Et leurs yeux se rencontrèrent.
Là, au fond de ses iris, Ariane trouva ce qu’elle cherchait désespérément depuis si longtemps. La chaleur d’un feu de cheminée et la douceur d’un foyer où quelqu’un nous attend, le réconfort de parcourir une histoire que l’on aime et le bonheur d’en découvrir encore de nouvelles facettes. L’attention, pleine et entière, pour ce qu’elle était et non pas ce qu’elle aurait dû être. C’est ici chez moi, pensa-t-elle.
Dréas semblait aussi ébranlé qu’elle par cet échange muet. Elle le devina à l’humidité qui batifolait sous ses cils. Soudain elle réalisa que leurs visages étaient assez proches pour qu’elle remarque ce genre de détails, et le sol se déroba sous elle. Le souffle tiède qui s’échappait de ses lèvres entrouvertes caressa les siennes et elle ne prit pas la peine de cacher les tremblements qui agitaient son corps. Incapables de clore cette porte qui venait de s’ouvrir entre eux, ils ne fermèrent pas les yeux. Dréas était si près qu’elle distingua quelques secondes la texture de sa peau et le minuscule grain de beauté qui ornait sa pommette. Puis tout devint flou et leurs lèvres se murmurèrent des suppliques qu’eux-mêmes ne comprenaient pas. Elles étaient sur le point de s’effleurer, de combler ce gouffre infime au goût d’absolu qui les séparait encore.
– Rrrrraow ?
Ils sursautèrent d’un même mouvement et s’écartèrent, confus et balbutiants.
– Pimprenelle ? s’écria Ariane.
Le Milrir se tenait près d’eux, assis au milieu des fleurs, la tête penchée sur le côté, comme une interrogation lancée. Il avait maigri et ses oreilles étaient basses, mais son pelage chatoyait toujours.
Ariane lui tendit doucement la main pour qu’il la sente. Mais le petit animal bondit un peu plus loin et les observa de nouveau. Elle s’avança et il répéta son manège.
– Elle veut nous montrer quelque chose !
Dréas se releva, chancelant, pour la rejoindre et tous deux suivirent donc Pimprenelle jusqu’au centre de la clairière. Là, elle se mit à sautiller sur place et à gratter la neige meuble.
Ariane s’approcha, le cœur battant.
– Attends, laisse-moi voir, intima-t-elle au Milrir.
Dans la neige retournée, au milieu des fleurs piétinées, elle trouva un éclat de miroir, gros comme la paume d’une main. Il reposait là, reflétant le ciel étoilé traversé de lumières dansantes. Elle le ramassa avec précaution, comme si c’était l’objet le plus précieux de l’univers. Pimprenelle ronronna contre ses jambes.
– Est-ce que… commença Dréas.
– Je crois bien, poursuivit Ariane. Un éclat du miroir qui a ensorcelé Oswald.
– Ça veut dire qu’il est passé par ici !
– Et qu’il a perdu ce morceau de miroir… Ou qu’il l’a volontairement fait tomber. Regarde !
À mesure qu’ils observaient son reflet paré de nuit, de rose et de vert, il se faisait plus flou. Ariane l’inclina légèrement. Une autre image apparaissait, palimpseste de verre et de glace.
– Qu’il nous ait laissé ça de pleine conscience ou non, c’est un cadeau qu’on ne peut refuser, murmura Dréas en traçant du doigt les contours du palais qui se dessinait sous leurs yeux.
Ariane offrit ses bras à Pimprenelle qui ne se fit pas prier pour se blottir dans sa veste.
– Viens ma belle, nous allons chercher Oswald.
Dréas enveloppa l’éclat de miroir dans un tissu et le glissa dans sa besace. Puis il leva le nez vers le ciel et sourit.
– Y’a pas à dire. C’est une nuit bien étrange, mais le spectacle vaut le détour.
Il ne regardait plus le firmament quand il termina sa phrase alors Ariane ne sut pas vraiment s’il parlait des aurores boréales, mais elle acquiesça.
Quelle étrange, inquiétante et splendide nuit.
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